Entre juin 1873 et mai 1880 deux fameux moustachus
Flaubert et
Maupassant s'écrivent.
Flaubert souvent à
Croisset et
Maupassant entre
Paris et la Normandie où vit sa mère Laure à qui d'aucuns prêtèrent une liaison avec Gustave. Des petits mots familiers qui évoquent leurs amis (
Zola, Daudet, Tourgueneff (sic), leur santé (Guy boit des potions, perd ses cheveux, plus tard la vue d'un oeil…) ou celle de leurs proches, leurs préoccupations, leurs enthousiasmes, leurs énervements à l'égard des contemporains, des solliciteurs ou s'envoient de longues et belles lettres bien senties. Ce sont les dernières années de l'illustre aîné (Gustave) : empêtré dans des problèmes financiers il n'a pas renoncé à faire jouer une féérie « le Château des coeurs » (écrite en 1863 en collaboration avec
Louis Bouilhet et Charles d'Osmoy) et s'attèle maintenant à
Bouvard et Pécuchet. Et ce sont les débuts littéraires surprenants du cadet (Guy) qui voudrait faire jouer son « Histoire du Vieux temps » (comédie en un acte et en vers) dans le salon de la princesse Mathilde que Gustave fréquente à l'occasion.
Maupassant, l'amateur de femmes et l'adepte de canotage et de sports de grand air que l'on connaît se morfond et subit des vexations au Ministère de la Marine et des Colonies où il arrondit des fins de mois difficiles ; il sollicite par écrit son « Cher Maître » pour l'extirper de là et
lui trouver une autre sinécure.
Flaubert se précipite au secours
De Maupassant (lettres de juillet à décembre 1878) et use de toutes ses relations ministérielles et de cabinets (le ministre Agénor Bardoux ou l'étonnant Raoul Duval) pour que son protégé intègre le Ministère de l'Instruction, des cultes et des Beaux-Arts et trouve le temps d'écrire sans se ruiner la santé ! Mais c'est aussi
Maupassant qui arpente les falaises normandes entre le Cap d'Antifer et Etretat pour aider
Flaubert à documenter un chapitre de
Bouvard et Pécuchet (lettre du 3
novembre 1877) ou qui, à peine installé dans ses nouvelles fonctions bureaucratiques, tente d'amortir les difficultés de
Flaubert en
lui faisant accepter peu avant sa mort le principe d'une pension versé à titre honorifique prise sur le budget de son nouveau Ministère.
Coups de mou et coups de sang des deux écrivains qui font état de leurs « emmerdements » respectifs mais se soutiennent contre vents et marées. Ces échanges stimulants fin de siècle qui se font l'écho de la naissance des deux Bonhommes et de celle de
Boule-de-Suif («
Les soirées de Médan ») sont dominés par la passion d'écrire et la liberté de création. En atteste la magnifique lettre de
Flaubert datée de février 1880 s'achevant sur l'aphorisme qui donne son titre au recueil (p. 215 à 220), à
Maupassant accusé par le tribunal d'Etampes d'outrage aux moeurs et à la morale publique après la parution de son livre « Au Bord de l'eau ». Ces échanges font largement oublier les dérèglements viraux contemporains du commencement du nôtre et renvoient à ce dont il est si souvent dépourvu : un ton, une ironie, deux intelligences et une affection partagée au service de l'indéfectible solidarité de plume à laquelle les deux écrivains ont décidé d'arrimer leur vie. Mots parfois très courts, vifs, grinçants, crus, impatients, dissonants, élogieux. « Mon petit père », « Mon bon », « jeune lubrique », « Mon chéri », « Mon très aimé disciple » pour
Flaubert qui n'est pas avare de petits noms charmants en direction du cadet à qui il dispense ses conseils, qu'il morigène au besoin ou n'hésite pas à critiquer signant le plus souvent « Votre vieux » ou « Votre vieux solide » ; « Mon cher Maître », « Mon cher patron » pour
Maupassant plus déférent…
C'est aussi
Flaubert qui s'emporte contre l'étiquette du « Naturalisme » ou s'insurge contre la presse florissante de l'époque : « s'écarter des journaux ! La haine de ces boutiques là est le commencement de l'amour du Beau. Elles sont, par essence, hostiles à toute personnalité un peu au-dessus des autres. L'originalité, sous quelque forme qu'elle se montre, les exaspère – Je me suis fâché avec La Revue de
Paris et je me fâche avec la R[épublique] des Lettres. Afin de continuer mes relations avec Lapierre je ne lis pas le Nouvelliste – jamais de la vie, aucun journal ne m'a rendu le plus petit service. On n'a pas reçu les
romans que j'y recommandais, ni inséré la moindres des réclames sollicitées pour des amis ; et les articles qui m'étaient favorables ont passé malgré la direction desdites feuilles. – Entre ces messieurs et moi, il y a une antipathie de race, profonde. Ils ne le savent pas, mais je le sens bien. – En voilà assez sur ces misérables ! Ah ! la bêtise humaine vous exaspère ! Et elle vous barre jusqu'à l'océan ! Mais que diriez-vous, jeune homme, si vous aviez mon âge ! (p. 39) ». Ou encore
Flaubert qui peste contre
Charpentier, l'éditeur
lui doit de l'argent, le fait poireauter pour publier Saint-Julien ou insère des illustrations contre son goût dans la féérie qu'il s'est finalement résolu à accepter de faire paraître dans
La Vie moderne entre janvier et mai 1880 date de sa mort… A lire c'est vivifiant.