Citations sur Mémoires d'un fou (49)
Comment aurait-elle pu, en effet, savoir que je l'aimais, car je ne l'aimais pas alors, et, en tout ce que je vous ai dit, je vous ai menti ; c'était maintenant que je l'aimais, que je la désirais, que, seul sur le rivage, dans les bois ou dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me regardant. Quand je me couchais sur l'herbe, et que je regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je pensais à elle, et je reconstruisais dans mon cœur toutes les scènes où elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion.
Oh!... la triste et maussade époque. Je me vois encore errant, seul, dans les longs corridors blanchis de mon collège, à regarder les hiboux et les corneilles s'envoler des combles de la chapelle, ou bien couché dans ces mornes dortoirs éclairés par la lampe, dont l'huile se gelait. Dans les nuits, j'écoutais longtemps le vent qui soufflait lugubrement dans les longs appartements vides, et qui sifflait dans les serrures en faisant trembler les vitres dans leurs châssis; j'entendais les pas de l'homme de ronde qui marchait lentement avec sa lanterne, et, quand il venait près de moi, je faisais semblant d'être endormi et je m'endormais en effet, moitié dans les rêves, moitié dans les pleurs.
Avoir aimé, avoir rêvé le ciel, avoir vu tout ce que l'âme a de plus pur, de plus sublime, et s'enchainer ensuite dans les lourdeurs de la chair, toute la langueur du corps. Avoir rêvé le ciel et tomber dans la boue !
Enfant, j'ai rêvé l'amour ; – jeune homme, la gloire ; – homme, la tombe, ce dernier amour de ceux qui n'en ont plus.
Et maintenant, si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de l'existence, je sens encore que l'amour, cet amour comme je l'ai rêvé au collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises.
Or, ma vie, ce ne sont pas des faits ; ma vie, c'est ma pensée.
Chaque matin j'allais la voir se baigner ; je la contemplais de loin sous l'eau, j'enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d'écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son coeur battre, sa poitrine se gonfler ; je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses pas, et j'aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement...
Je voudrais le beau dans l'infini et je n'y trouve que le doute.
Je vais donc écrire l'histoire de ma vie. - Quelle vie! Mais ai-je vécu? Je suis jeune, j'ai le visage sans ride et le coeur sans passion. - Oh! comme elle fut calme, comme elle paraît douce et heureuse, tranquille et pure! Oh! oui, paisible et silencieuse, comme un tombeau dont l'âme serait le cadavre.
A peine ai-je vécu : je n'ai point connu le monde, c'est-à-dire je n'ai point de maîtresses, de flatteurs, de domestiques, d'équipages; je ne suis pas entré (comme on dit) dans la société, car elle m'a paru toujours fausse et sonore, et couverte de clinquant, ennuyeuse et guindée.
Et maintenant si rieur sur tout, si amèrement persuadé du grotesque de l'existence, je sens encore que l'amour, cet amour comme je l'ai rêvé au collège sans l'avoir, et que j'ai ressenti plus tard, qui m'a tant fait pleurer et dont j'ai tant ri, combien je crois encore que ce serait tout à la fois la plus sublime des choses, ou la plus bouffonne des bêtises! Deux êtres jetés sur la terre par un hasard, quelque chose, et qui se rencontrent, s'aiment, parce que l'un est femme et l'autre homme! Les voilà haletants l'un pour l'autre, se promenant ensemble la nuit et se mouillant à la rosée, regardant le clair de lune et le trouvant diaphane, admirant les étoiles et disant sur tous les tons: je t'aime, tu m'aimes, il m'aime, nous nous aimons, et répétant cela avec des soupirs, des baisers; et puis ils rentrent, poussés tous les deux par une ardeur sans pareille car ces deux âmes ont leurs organes violemment échauffés, et les voilà bientôt grotesquement accouplés, avec des rugissements et des soupirs, soucieux l'un et l'autre pour reproduire un imbécile de plus sur la terre, un malheureux qui les imitera! Contemplez-les, plus bêtes en ce moment que les chiens et les mouches, s'évanouissant, et cachant soigneusement aux yeux des hommes leur jouissance solitaire, pensant peut-être que le bonheur est un crime et la volupté une honte.