Citations sur Les villes de papier (146)
On s’émerveille de ces dernières années passées dans la solitude comme d’un exploit surhumain, alors que, je le répète, on devrait s’étonner qu’ils ne soient pas plus nombreux, les écrivains qui s’enferment tranquilles chez eux pour écrire. Ce qui est surhumain, n’est-ce pas le cirque de la vie ordinaire avec son cortège de futilités et d’obligations ? Pourquoi s’étonner que quelqu’un qui vit d’abord par les livres choisisse de bon cœur de leur sacrifier le contact avec ses semblables ? Il faut avoir une bien haute opinion de soi-même pour vouloir tout le temps être entouré de qui nous ressemble.
Emily
À la saison froide, Emily se couvre de neige, et les doctes mésanges, de leurs pattes fines, viennent y écrire des poèmes tout blanc
Le jardin bruisse des murmures des fleurs. Une violette ne se remet pas d'être si fripée. Une autre se plaint de ce que les grands tournesols lui font de l'ombre. Une troisième lorgne les pétales de sa voisine. Deux pivoines complotent sur la façon d'éloigner les fourmis. Un lys long et pâle à froid aux pieds, la terre est trop humide. Les roses sont les pires, énervées par les abeilles, incommodées par la lumière trop vive, soûlées de leur propre parfum.
Seuls les pissenlits n'ont rien à dire, trop heureux d'être en vie.
Ce soir-là sous l'oreiller, les doigts d'Emily serrent le dollar des sables. Elle s'endort en rêvant au pays où il sert de monnaie d'échange, et aux merveilles qu'il permet de se procurer : le cri de l'oiseau moqueur ; une première neige ; un encrier qui ne se vide jamais ; des jours à ajouter à votre vie.
Il faut bien mal connaître Emily Dickinson pour s'imaginer la châtier en l'enfermant dans le silence seule avec ses pensées.
C'est cette existence secrète que j'ai tenté d'imaginer dans -Les Villes de papier-, qui se veut le roman de la vie d'Emily Dickinson en même temps qu'une réflexion sur les lieux-réels ou rêvés-que nous habitons et qui nous habitent. Habite-t-on jamais vraiment une ville, une maison, une famille, ou bien plutôt l'idée qu'on s'en fait ? où est-on véritablement chez soi ? Peut-on vivre dans les livres ? Et comment se fait-il qu'en français, nous n'ayons pas de mot pour nommer ce qu'en anglais on appelle - home- ?
En voulant raconter la vie d'Emily, je me suis retrouvée à revisiter des pans de ma propre histoire, qui s'est déroulée un temps, presque en surimpression, dans les mêmes endroits que ceux où elle vécut: la ville de Boston, où nous nous sommes toutes les deux senties étrangères (...) Mais en me racontant, c'est encore d'Emily que je parlais. Il faut dire la vérité, mais la dire oblique, écrivait Dickinson.
Dans sa chambre il y a un lit, une commode, une petite table et une chaise, et partout des piles de livres. Dans les livres il y a tous les pays du monde, les étoiles du ciel, les fleurs, les arbres, les oiseaux, les araignées et les champignons. Des multitudes réelles et inventées. Dans les livres il y a d'autres livres, comme dans un palais des glaces où chaque miroir en réfléchit un second, chaque fois plus petit, jusqu'à ce que les hommes ne soient pas plus grands que des fourmis.
Chaque livre en contient cent. Ce sont des portes qui s'ouvrent et ne se referment jamais.
Chaque livre en contient cent. Ce sont des portes qui s'ouvrent et ne se referment jamais. Emily vit au milieu de cent mille courants d'air. Toujours il lui faut une petite laine.
Les trois poules, Gwen, Wren et Edgwig, qui pod un jour deux, caquettent dans un appentis, de même qu'un coq, Peck, lequel veille farouchement sur les poules. Il y a aussi un cochon - qui n'a pas de nom. On , l'engraisse tout l'été des déchets de cuisine, épluchures, trognons, restes de table, et on l'égorge à l'automne pour en faire de la saucisse, des rôtis et des côtelettes qui dureront jusqu'à la nouvelle année.
De cela, Emily tire une leçon : il est important de donner des noms aux choses.
Les livres parlent des choses, cela est entendu, et entre les pages d'épais volumes poussiéreux que des générations ont tenus dans leurs mains avant elles, les élèves apprennent les roches, les étoiles et les insectes. Mais pour Emily, les choses parlent aussi constamment des livres. (p. 65)