Comme dit le vieux proverbe français : "les extrêmes se touchent", façon de parler, bien entendu, entre la belle Princesse Zoé Obolenskaïa et l'anarchiste, pas exactement un adonis,
Mikhaïl ou
Michel Bakounine ! Mais peut-être suis-je trop romantique ? En tout cas, à en juger par le tableau (sur la couverture) et le dessin (à l'intérieur du livre) de Giulietta Schiavoni, Zoé, à l'allure princière, avait un air mélancolique et poétique. Pas surprenant qu'elle ait inspiré
Léon Tolstoï à écrire son "
Anna Karénine" et paraît-il
Henry James son "La
Princesse Casamassima" et qu'elle ait servi de modèle à une héroïne de
Joseph Conrad dans son "
Sous les yeux de l'Occident".
Lorsqu'ils se rencontrèrent près de Naples en 1865, Zoé avait 39 ans et 5 enfants,
Mikhaïl 51 et 1 fille (Maria). Tous les 2 étaient en fuite et avaient d'autres points en commun : leur langue, leur appartenance à la noblesse russe et leur esprit rebelle. Bakounine aimait apparemment les contrastes : grand et massif, il avait épousé lors de son exil forcé en Sibérie, la petite et fluette
Antonia Kwiatkowska, ce qui permet à
Lorenza Foschini de noter : "Cette frêle silhouette au bras du colosse russe donnait aux compagnons de Bakounine l'impression de voir un poney à côté d'un éléphant !"
Un peu sérieux maintenant.
Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, né près de Tver en Russie en 1814 et mort à Berne en Suisse 62 ans plus tard, est connu comme le grand théoricien de l'anarchisme et du socialisme libertaire. Des titres qui lui ont valu de faire amplement connaissance avec les prisons de la Russie tsariste et celles des Habsbourg d'Autriche-Hongrie. Lorsqu'il rencontra Zoé, il s'était évadé du bagne sibérien et était recherché par virtuellement toutes les polices d'Europe. En taule, il avait attrapé le scorbut et perdu toutes ses dents. En plus, il était sans le sou. Rien d'étonnant qu'il était "fatigué et découragé " - comme remarque Foschini - lorsqu'il alla boire du thé noir parfumé chez Zoé !
Le parcours de cette dernière était aussi peu évident. Zoé Soumarokova, née en 1826 et mariée en 1847 au Prince Alexeï Obolenski (1819-1884), gouverneur de Varsovie puis de Moscou, appartenait (par son mariage) à la dynastie légendaire des Rurik, dont les ancêtres remontent au IXe siècle. En fait, comme la mère d'
Anne Wiazemsky (1947-2017), l'auteure du best-seller "
Mon enfant de Berlin", dans lequel elle relate le mariage de sa mère Claire, la fille de
François Mauriac, avec le diplomate russe, Yvan Wiazemsky, issu de la même dynastie. Petit détail : le sceau familial des Rurik, le trident, est le symbole de l'Ukraine actuelle, tout comme par ailleurs les couleurs bleu et jaune du drapeau ukrainien.
Zoé avait mis au monde, en l'espace de 8 ans (de 1850 à 1858), 5 enfants : Ekaterina, Sergueï, Maria, Alexeï et Zoé (prénom fréquent dans cette auguste famille). Son profond ennui de la société dans laquelle elle était supposée vivre ainsi que ses convictions politiques et son goût pour le dépaysement, l'avaient persuadé à prendre ses bagages et enfants et d'entreprendre le long périple vers l'Italie. À Rome, Florence et Naples, elle évitait la compagnie des nobles russes, mais lorsqu'elle se trouva, à l'improviste, devant ce géant (près de 2 mètres) célèbre de Bakounine, dont la presse avait
chroniqué sa remarquable évasion de Tomsk en Sibérie, en passant par le Japon, l'Amérique et l'Angleterre "une décharge électrique soudaine et intense" parcouru son corps. "Il a redonné un sens à son existence monotone et allumé un feu intérieur qui brûlera jusqu'à la fin de sa vie".
Mikhaïl Bakounine a été énormément actif dans les milieux de gauche, il a voyagé pratiquement toute sa vie et noué des liens d'amitié avec les grands noms de son temps, tel
Alexandre Herzen,
Pierre-Joseph Proudhon, Carl Vogt, Giuseppe Fanelli,
Joachim Lelewel, Marx (ami mais aussi rival) et Engels etc. Dans un tout autre registre, il devint l'ami d'
Ivan Tourgueniev (qui l'a soutenu financièrement), de
George Sand et Chopin. Sa production d'écrits est impressionnante : ses "
Oeuvres complètes" comptent 6 volumes et les "Archives Bakounine" 7 volumes, puis il y a eu des ouvrages réputés comme "De la guerre à la Commune", "
Le socialisme libertaire" et son oeuvre autobiographique "La
confession".
Sur la tombe de Bakounine au Bremgartenfriedhof à Berne, une plaque en bronze a été rajoutée avec une de ses phrases célèbres : "Celui qui ne tente pas l'impossible, n'arrivera jamais à ce qui est possible." En fait, une simplification de sa boutade : " C'est en cherchant l'impossible que l'homme a toujours réalisé et reconnu le possible, et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible n'ont jamais avancé d'un seul pas".
Bien que romantique à mes heures, je ne suis pas trop doué pour le récit d'histoires d'amour. Donc, je vous laisse découvrir cette liaison extraordinaire entre Zoé et
Mikhaïl et vous en souhaite bonne lecture. Surtout que
Lorenza Foschini, auteure de "Le manteau de
Proust, histoire d'une obsession littéraire", a de nouveau frappé fort, comme elle a bénéficié d'informations de première main, de la grande fille même de Zoé, (eh oui, une autre Zoé ) : Zoé Petersen, née Bakeïeva (1922-2015) !