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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre. Elle a bénéficié d'une sérialisation en 4 numéros en 2015, publiés par Image Comics. le scénario est d'Ales Kot, les dessins et l'encrage de Langdon Foss, la mise en couleurs de Jordie Bellaire, et l'habillage graphique de Tom Muller.

L'histoire s'ouvre sur une page comprenant 2 cases, celle du haut représentent un rocher sculpté en forme de vagin parcouru de lignes bleues électriques, celle du dessous une sculpture en forme de phallus avec les mêmes lignes bleues. Un singe bonobo est en train d'observer une femme (Nasia) en train de pleurer, alors qu'une voix désincarnée commente sur les apparences, la surface des choses.

Suit une page de texte étudiant la possibilité que notre réalité ne soit qu'un hologramme dont les individus ne percevraient que la surface. La narration reprend en bandes dessinée, avec le président Jefrey Loki évoquant l'arrestation de hackers terroristes, alors qu'une voix désincarnée commente sur les lifelogs (des enregistrements informatiques en continu de la vie de chaque individu) et sur la possibilité de partager ces enregistrements (donc ses expériences de vie) avec d'autres personnes. Dans une pièce encombrée d'un appartement, Mark Loki (le fils du président), Gomez et Nasia terminent leur dernier préparatif pour se rendre à Dar es Salaam en Tanzanie, afin de localiser l'artefact qu'ils qualifient de grand projecteur.

Dès la couverture, le lecteur a pressenti qu'il s'agit d'une histoire qui sort de l'ordinaire. Il en a la certitude s'il connaît déjà l'auteur, un scénariste d'origine tchèque, âgé de 28 ans en 2015. le début du récit confirme la forme ambitieuse du récit, ainsi que sa densité narrative. À la bande dessinée, se superpose une voix désincarnée, parfois une deuxième (avec un fond de cellule blanc ou noir, pour les distinguer). En début de chaque épisode, il y a une liste de titres d'informations avec une accroche en 1 phrase. Il y a également des pages de textes, soit un bref article, soit un plus long, sur des éléments mêlant fiction et réalité. Les couvertures sont placées en fin de volume et comprenaient chacune une citation de Philip K. Dick, Stanislas Lem ou Virginia Woolf. Arrivé à la page 12, le lecteur contemple le président devant une quinzaine d'écrans holographiques, dont un qui dit : Source 17 – Référence obligatoire à un comics, pour prouver la compréhension de l'auteur de l'histoire de cette forme d'art. Dans la même case, un autre encadré d'information mentionne un graffiti "Spider Jerusalem was here" qui apparaît à plusieurs reprises dans la série Transmetropolitan de Warren Ellis (obligation respectée).

Le lecteur est ainsi tout de suite plongé dans le bain : la narration est protéiforme afin de servir le fond du propos qui évoque donc le concept de surface. L'auteur décortique le concept de réalité, au travers d'un récit à mi-chemin entre anticipation et science-fiction. En conséquence, l'expérience de lecture ne livre toute sa saveur que si le lecteur se prête au jeu, essaye d'anticiper, de mettre en relations les différents éléments entre eux, de passer d'une forme de narration à une autre. Rapidement, il a le plaisir de constater que le rythme du récit est rapide, et que l'auteur dispose d'une verve enjouée pour les pages de texte (pas si nombreuses que ça, une douzaine).

Dans cette époque (non précisée), chaque individu enregistre tous ses actes, sensations et pensées dans un journal personnel dématérialisé Lifelog. Il s'agit d'une forme poussée jusqu'au bout de sa logique des différents outils informatiques déjà à disposition de tout à chacun. Au cours du récit, un personnage évoque la possibilité de permettre l'accession à ces données personnelles, à l'ensemble des êtres humains, pour un niveau de partage d'expérience sans équivalent. Ales Kot parle bien de la société d'aujourd'hui avec les réseaux sociaux permettant d'archiver et de partager une grande partie de notre vie, sous forme de messages brefs, de photographies, de vidéos, rehaussés d'émoticons pour exprimer nos émotions, même par message. L'idée d'une réalité qui ne serait que surface est expliquée rapidement et de manière convaincante. L'auteur joue également avec la notion de page cache sur internet, accentuant le concept d'archivage des données de vie.

Le lecteur accepte donc facilement de plonger dans cette narration à plusieurs voix. Il joue le jeu de relever les incongruités semblant briser le quatrième mur sans le dire (un astérisque qui renvoie à une note en bas de page indiquant que la phrase correspondante constitue un indice quant à ce qui se passe réellement, ou encore une phrase en bas de page, sous la rangée de cases inférieures, s'adressant à l'un des personnages). Certaines cases sont fortement chargées en informations, mais là encore la diversité des intervenants introduit une variété qui permet au lecteur de conserver un rythme de lecture agréable. Langdon Foss se retrouve donc à mettre en image un récit hautement conceptuel, dans un univers de science-fiction.

Langdon Foss dessine de manière réaliste, avec un bon niveau de détails, et un trait fin de largeur uniforme, assez mince, pour détourer les formes. Il n'utilisa pas d'aplats de noir. Jordie Bellaire effectue un impressionnant travail de mise en couleurs, essentiellement à base de teintes uniformes pour chaque surface. Il n'y a que quand la source de lumière est fluctuante (par exemple un feu de bois) qu'elle ajoute un peu de variations de nuance d'une même teinte, pour renforcer discrètement les volumes. Elle réussit à combiner les exigences nées de l'objectif de mieux faire ressortir les surfaces les unes par rapport aux autres, et celle de concevoir une composition chromatique avec une teinte dominante pour chaque séquence. La mise en couleurs améliore donc la lisibilité des dessins de manière déterminante.

Il n'est pas toujours facile de déterminer à la lecture ce qui dans une case provient du script du scénariste, et ce a été apporté par le dessinateur. En lisant ce tome, on imagine sans peine en voyant des cases bourrées à craquer de détails que Langdon Foss a dû participer pour une bonne part à la construction visuelle de ce récit. Cela va de l'aménagement de la piaule de Mark Loki (avec les innombrables accessoires que le lecteur peut y voir en 1 case), au dessin pleine page lorsque les 3 amoureux (Nasia, Gomez et Mark) pénètrent dans le monde du projecteur. le degré d'inventivité doit beaucoup à l'artiste. La page suivante celle de l'arrivée dans cette nouvelle réalité est une page de texte qui mentionne le feu tricolore présent dans le dessin pleine page. Avec ce détail (parmi d'autres), le lecteur dispose de la preuve manifeste du haut degré de collaboration dans lequel scénariste et dessinateur ont participé.

Ales Kot déroule un récit à l'ambition folle, sur la base d'une aventure d'un trio d'amoureux cherchant la nature de la réalité, avec de l'action, une diversité dans les formes de narration et des questions dérangeantes sous une forme ludique. Ainsi dans les pages de texte, le lecteur découvre que les relations polyamoureuses (plus de 2 adultes fondant une famille) sont devenues légales, mais aussi qu'un fils souhaite porter plainte contre des parents engagés dans une procédure de divorce parce qu'en agissant ainsi ils l'obligent à avoir une vie qu'il n'a pas choisie. le lecteur ressent l'honnêteté de la démarche du scénariste qui adopte une démarche philosophique postmoderne en poussant à l'extrême le fait que tous les points de vue se valent. En mélangeant des revendications légitimes, avec les mêmes revendications appliquées à des points de vue moralement inacceptables, il montre comment la mécanique de la tolérance devient celle de la permissivité. Loin d'être moqueur, il s'interroge sur le fond : comment vivre dans un monde sans valeur morale absolue ? Il montre également comment la volonté de transparence expose l'individu à voir sa vie piratée.

En s'impliquant dans la narration, le lecteur s'interroge comme l'auteur sur les questions posées, tout en cherchant et relevant les indices du récit, formant comme des pièces du puzzle pour comprendre le concept de Surface, qui manipule qui, les règles de vie de ce monde, et le sens de l'enjeu. Parmi ces indices, il note que le scénariste indique qu'il souhaite s'éloigner d'une histoire du type "Nous contre eux", alors même que ce trio de hackers lutte contre une autorité établie, ce qui est difficile à concilier. Déconcerté, il se rappelle également des phrases en bas de page, la première (adressée au lecteur) disant que le fait qu'un personnage se gratte le derrière est un indice, la suivante adressée à Nasia indiquant qu'elle est prisonnière d'une boucle. L'intrigue comprend donc également une forme de jeu avec le lecteur pour l'inciter à anticiper les révélations et assembler les pièces du puzzle, en titillant sa comprenette pour lui faire prendre conscience de la diversité des interprétations.

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- Attention : les paragraphes suivants révèlent un point clé de l'intrigue.
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Arrivé au quatrième épisode, le lecteur attend donc une révélation donnant un sens à cet enchevêtrement sophistiqué et cultivé de fils narratifs. La dernière page du troisième épisode montre un personnage interpellant le scénariste. En fonction des attentes du lecteur, ce dispositif peut soit le rebuter comme étant un artifice invalidant les 3 premiers épisodes, soit un aboutissement logique du questionnement sur la réalité dans une histoire racontée. D'autres scénaristes ont déjà fait de même : Grant Morrison dans la série Animal Man, ou Dave Sim dans la série Cerebus. Ales Kot fournit bien les explications relatives aux mystères dans lesquels baigne l'intrigue, avec une logique narrative réelle. Il évoque également son précédent comics de même nature : Change (2013) dessiné par Morgan Jeske. L'explication est satisfaisante et bien étayée, mais d'une nature qui peut ne pas plaire à tout le monde. Elle comprend en particulier le pourquoi du symbole du phallus et du vagin en ouverture de récit.

Ce récit est donc à réserver à des lecteurs consentants ayant un goût pour le questionnement sur la notion de réalité. L'auteur insiste au cours du récit sur le fait que tout commence par une conviction (ou une croyance, mais sans connotation religieuse). Il met en scène un écrivain (Robert Doublehead) dans lequel le lecteur identifie immédiatement un double fictif, mais dont la nature s'avère plus complexe que ça. Il évoque le principe de Verhoeven-Delany, renvoyant le lecteur à d'autres auteurs de science-fiction, sans pour autant que le récit ne devienne abscons s'il ne les connaît pas. le lecteur venu pour une aventure en bonne et due forme sera enchanté par le début, et se sentira peut-être trahi par la fin. le lecteur venu pour un récit d'auteur sera comblé au-delà de ses espérances.
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