Dix-sept nouvelles , avec leur carnet de traduction et de lecture par luvan et
Léo Henry, pour plonger dans l'univers merveilleux et acéré de la grande – et trop peu connue en France –
Karen Joy Fowler.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/12/28/note-de-lecture-
comme-ce-monde-est-joli-karen-joy-fowler/
Autrice largement consacrée dans le monde anglo-saxon, dans les genres de l'imaginaire comme en dehors, récompensée notamment et bien à raison par des prix aussi prestigieux que le PEN/Faulkner Award, le World Fantasy Award (par deux fois) ou le Nebula Award, et des nominations pour plusieurs autres tels que le Man Booker Prize ou le Hugo Award,
Karen Joy Fowler n'a été jusqu'ici que relativement peu traduite en français (seuls trois de ses sept romans l'ont été, chez divers éditeurs généralement classés en « littérature générale »), tout particulièrement en ce qui concerne ses nouvelles, dont près d'une cinquantaine pourtant ont été publiées, en revue ou en recueil, entre 1985 et 2020. Jusqu'ici connue par chez nous principalement pour son roman « le club
Jane Austen » de 2004, et, pour les amatrices et amateurs les plus acharnés, par quelques traductions en revue (dans Fiction principalement, mais aussi dans les « Territoires de l'inquiétude » conçus alors par
Alain Dorémieux), voici, grâce au travail de
Léo Henry et de luvan (tous deux aux manettes de la composition et de la traduction de ce recueil publié en septembre 2021) pour les éditions La Volte, une belle occasion de se plonger d'un coup dans les univers parallèles déroutants et malicieux d'une rare chasseuse de situations spéculatives.
Qu'elle exhume véritablement le mystère silencieux de la fille d'
Albert Einstein dans « Lieserl » (Lieserl, 1990), transforme un bloc pavillonnaire à la fois redoutable et banal – on songera peut-être à la fameuse « Guerre des pommes reinettes » de
George MacBeth – en tube à essais de moins en moins métaphorique dans « Poplar Street » (The Poplar Street Study, 1985), découpe au scalpel presque tendre la folie d'une secte religieuse officielle des années 1930 dans « Always » (Always, 2007), qu'elle transperce d'une flèche unique mais bien barbelée le nature writing, la peur pandémique latente et le semi-mythe de l'enfant sauvage dans « Ténèbres » (The Dark, 1991), qu'elle visite avec une cruelle résignation et un sens du merveilleux totalement paradoxal l'enfer des internats « rééducatifs » américains – on songera sans doute, dans un registre bien différent, au tout récent et si tragique «
Nickel Boys » de
Colson Whitehead – dans « Pelican Bar » (The Pelican Bar, 2009), qu'elle réécrive avec un sens aigu de la mystification historique une célèbre révolte chrétienne au Japon post-médiéval dans « Shimabara » (Shimabara, 1995),
Karen Joy Fowler excelle à installer en quelques paragraphes un décor apparemment solide, simple et univoque pour y dissimuler plusieurs possibilités de coulisses trompeuses, que des successions de zooms proprement cinématographiques éclaireront souvent juste ce qu'il faut pour susciter notre inquiétude diffuse. Cette inquiétude est d'ailleurs rarement fantastique ou horrible, mais bien plus nettement d'une nature presque métaphysique : le jeu du male gaze à rebours de « Soirée match » (Game Night at the Fox and Goose, 1989), le fabuleux one night stand si inattendu, si pervers et si romantique de « Rouge Lily » (Lily Red, 1988), l'interminable escalier infernal, potentiellement contre-révolutionnaire et sauvagement onirique de « Leurs derniers mots » (The Last Worders, 2007), l'enfance ordinaire et pourtant si peu ordinaire dans l'Indiana profond de « du Recul » (Go Back, 1998), le mélange subtil de pastiche et d'hommage à l'anthropologie et au voyage d'exploration, passé à un mystérieux filtre étranger de « Duplicité » (Duplicity, 1989), le fabuleux interstice interculturel (comme en résonance avec le « Il y a des portes » de
Gene Wolfe, qui paraîtra peu après – de « La porte aux Fantômes » (The Gate of Ghosts, 1986), ou même la passion des records – qui aura comme son superbe écho en 2015 avec le «
Wonder Lover » de
Malcolm Knox, dont témoigne « Compétition » (Contention, 1986), en sont notamment d'éblouissants témoignages.
Le beau cadeau supplémentaire que font ici à la lectrice et au lecteur
Léo Henry et luvan, tous deux par ailleurs nouvellistes hors pair, nous rappelant ainsi chaleureusement le travail de
Mélanie Fazi composant et commentant son anthologie personnelle de
Lisa Tuttle, «
Ainsi naissent les fantômes », c'est bien de nous proposer en fin d'ouvrage un extrait, pour chaque nouvelle, de leur carnet de lecture et de traduction à chacun, ce qui accroît encore a posteriori le plaisir profond ressenti à la lecture de mes quatre nouvelles préférées dans ce recueil : « En visage » (Face Value, 1986), qui réévalue de manière si proprement magique toutes les perspectives de premier contact, « La science d'elle-même » (The Science of Herself, 2013), qui, à partir de la vie bien réelle de la paélontologue Mary Anning (1799-1847) et comme en anticipation subtile du formidable «
L'Arche de Darwin » de
James Morrow, opère un singulier et poignant travail de rétro-féminisme (la
Catherine Dufour de «
Ada ou la beauté des nombres » n'est peut-être pas si loin), « Verre noir » (Black Glass, 1991), qui mêle avec un véritable génie guerrier et comique la DEA, le vaudou et la tempérance, et enfin « La Guerre des roses » (The War of the Roses, 1985, quatre ans avant la comédie éponyme de Danny DeVito – qui n'a rien à voir), qui condense ici en quelques pages (même si elle a été ensuite développée au format novella) une somptueuse oscillation entre la réflexion politique sur les utopies, digne à échelle réduite des « Dépossédés » d'Ursula K.
Le Guin, et la poésie de la reconstruction post-apocalyptique que l'on trouve par exemple chez le
John Crowley de «
L'été-machine », dans une exceptionnelle atmosphère de mélancolie où se heurtent encore productivisme et écologie.
Karen Joy Fowler est une grande magicienne des mots, des idées, des sensations et des vertiges, et ces dix-sept nouvelles nous le prouvent avec éclat.
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