Ce tome est le premier d'une trilogie qui forme une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru directement sous forme d'un tome relié, sans prépublication. La première édition date de 2019. le récit a été écrit par Matt Fraction, mis en images par
Elsa Charretier (dessins & encrage) et mis en couleurs par
Matt Hollingsworth.
Au début : une page avec le poème No! de Thomas Hood (1799-1845). Prologue - Dans une grande métropole, Dee (Deanna) est assise à sa table habituelle dans le diner du coin, en train de faire les mots croisés du journal du jour. Mister Mann s'installe à sa table, malgré sa demande de la laisser tranquille. Dee sort une clope de son paquet, et Mister Mann l'allume avec son briquet à essence. Il entame la conversation sur les mots croisés qu'elle est en train de faire, puis lui indique qu'il a de l'argent pour elle. Il lui montre une liasse de billets dans la paume de sa main gauche. Ayant capté l'attention de Dee, il lui demande de se représenter une porte dans son esprit. Puis il lui demande d'imaginer que la serrure est remplacée tous les jours. À chaque fois que la porte est ouverte, une lumière rouge s'allume au-dessus de la porte. Mister Mann explique à Dee que son boulot serait d'allumer la lumière au-dessus de la porte pour 500 dollars par jour, tous les jours. Elle accepte. Chaque jour, elle fait les mots croisés tôt le matin, décode le message qu'ils contiennent, monte sur le toit de son immeuble, allume sa radio et lit le code chiffré. Chaque jour, elle trouve 500 dollars en billet dans sa boîte aux lettres.
Chapitre 2 - Une femme a éminemment conscience qu'elle peut marcher toute la journée dans n'importe quelle direction et qu'elle se trouverait toujours ici. Une belle jeune femme rousse effectue son trajet habituel dans le métro. Elle sort à sa station et va faire les courses dans la supérette du quartier. Elle marche jusqu'à chez elle, mais en cours de route, ses deux sacs en papier se déchirent et leur contenu se répand au sol. Elle est ensuite bousculée par trois jeunes qui passent en courant. En ramassant ses commissions, elle constate la présence d'un flingue dans la flaque d'eau à ses pieds. Elle appelle la police. Chapitre 3 - Kowalski rêvait d'une carrière dans la police. Elle s'est retrouvée standardiste dans un commissariat, répondant aux appels du public pour le numéro d'urgence 911. Elle accepte bien volontiers d'enchaîner un deuxième service au premier, pour ne pas avoir à se retrouver chez elle avec sa copine Donna. Elle se lève et interpelle le policier surnommé 12-6, en lui rappelant qu'il doit rester en contact permanent, qu'elle doit pouvoir le contacter à tout moment. le standard se met à clignoter dans tous les sens, et elle se dépêche de reprendre son poste pour répondre. Chapitre 4 - Les policiers Rookis & Skell sont affectés à l'entrepôt des pièces à conviction. Skell explique en quoi leur boulot est important : il permet aux enquêteurs de rétablir la chaîne de causalité, grâce aux liens qu'ils établissent entre les faits et les pièces à conviction. Rookis s'interroge sur ce qu'il adviendrait si des pièces à conviction venaient à être subtilisées. Épilogue - Dee pose la question qui lui brûle les lèvres à Mister Mann.
En entamant ce premier tome, le lecteur sait par avance qu'il plonge dans un récit sortant de l'ordinaire. Matt Fraction est un scénariste ayant réalisé de nombreux récits sortant des sentiers battus : Casanova avec
Fábio Moon & Gabrie Bá, Satellite Sam avec
Howard Chaykin, Sex Criminals avec
Chip Zdarsky, ODY-C avec
Christian Ward.
Elsa Charretier est une artiste française ayant réalisé l'excellent The Infinite Loop avec
Pierrick Colinet. Il s'agit donc de l'association de 2 auteurs à la forte personnalité. Ensuite, le format de parution tranche par rapport à celui des comics industriels : 3 tomes reliés, sans prépublication. La couverture est un savant collage de 3 images dont 2 superposées. le titre est particulièrement cryptique. Cette impression est vite confirmée à la lecture. le récit se décompose en 4 chapitres, encadrés par un prologue et un épilogue, qui forment une seule et même scène consacrée à Dee et son interlocuteur Mister Mann. Un chapitre est consacré à la mission quotidienne lucrative de Dee, les autres à d'autres personnages. le chapitre consacré à Dee expose une de ses journées types, tout en évoquant incidemment sa condition de junkie et les maltraitances qu'elle a subies. le deuxième chapitre se déroule en moins d'une heure, concernant une jeune femme qui n'est pas nommée. le lecteur détecte tout de suite que le scénariste est en train de tricher dans le troisième chapitre puisqu'il s'écoule une vingtaine d'heures, avec de nombreux trous dans les événements qui surviennent. le quatrième chapitre arrive comme un cheveu sur la soupe, avec cette histoire de pièces à convictions. La structure narrative ressemble donc à un puzzle avec des pièces dans le désordre et toutes n'ont pas la même importance.
S'il a lu The Infinite Loop (ou ses travaux pour Marvel et DC), le lecteur s'attend à retrouver les dessins tout public d'
Elsa Charretier avec leur apparence évoquant un croisement entre
Bruce Timm et
Darwyn Cooke. Il se dit que cette filiation a tout son sens puisqu'ils sont tous les deux amateurs de polars, en particulier Cooke avec ses adaptations des romans de
Donald Westlake, mettant en scène l'inénarrable Parker. Effectivement, la filiation avec ces 2 artistes est toujours là, et en même temps sa narration visuelle a évolué. La dessinatrice a abandonné sa propension à peaufiner les visages pour les rendre plus séduisants, les silhouettes pour les rendre plus élégantes, les décors pour les rendre plus rutilants. Dee et Mister Mann semblent s'être préparés pour un concours de poche sous les yeux, et il est difficile de désigner un vainqueur. La maigreur de Dee fait peur à voir, et atteste du fait que les substances psychotropes et les clopes prélèvent un lourd tribut sur sa santé physique. Mister Mann est suave au point d'en être onctueux et écoeurant. La jeune femme rousse est beaucoup plus avenante, mais les expressions de son visage montrent une vie intérieure encline à l'angoisse. Kowalski donne l'impression d'être harassée de fatigue, par les soucis, par le rythme des appels, par l'idée de retrouver Donna. le lecteur se retrouve bien face à des adultes ayant maille à partir avec les petits et les grands tracas de la vie.
Dès les premières images, le lecteur éprouve la sensation de se retrouver dans les décors familiers des grandes villes américaines : le diner simple mais accueillant, l'appartement minable, le toit d'immeuble avec ses cheminées, la boîte à striptease crasseuse, le métro avec toutes sortes de gens, la rue peu fréquentée, l'entrepôt avec ses immenses étagères fonctionnelles. La représentation de chaque lieu contient un bon niveau de détails, réalisant une description bien équilibrée entre simplification de certaines formes et consistance des lieux. le lecteur observe vite que la dessinatrice a construit l'ensemble de ses planches sur la base d'un découpage en 3 bandes de 4 cases de taille identique. En fonction de la séquence, le nombre de cases peut varier de 12 (3 bandes de 4 cases) à 3 (3 cases de la largeur de la page). Certaines cases sont donc fusionnées : 2 pour en faire 1, ou 3 pour en faire une ou 4 pour en faire une, cela donne une structure à la fois rigide et souple au découpage. Il constate également que les auteurs jouent avec élégance sur ce que peuvent montrer les cases. S'il y prête attention, il remarque par exemple que la texture du micro de la radio de Dee est exactement représentée par le même type de croisillon que celui du micro de Kowalski. Il note également qu'ils insèrent des gros plans pour un détail sur lequel se fixe l'attention d'un personnage ou d'un autre : la flamme du briquet à essence, le rond de la lumière rouge au-dessus de la porte, la tête d'un pigeon, une balle restante dans le barillet du flingue, un cadenas, une clope écrasée dans le jaune d'un oeuf au plat, les maillons d'une chaîne, une petite culotte. Cela produit un effet étrange sur le lecteur : une impression fugace du ressenti d'un personnage, une impression qu'il s'agit d'un indice capital pour la suite.
À la fin de ce tome, le lecteur a bien compris qu'il s'agit que d'une partie de l'histoire qu'il ne pas juger à l'aune de ces pages. Il s'est également bien rendu compte que Matt Fraction fait en sorte de l'inviter à jouer un jeu. Dans le prologue, Mister Mann dit à Dee qu'elle ne doit pas prendre tout ce qu'il dit littéralement, qu'il y a des métaphores. Effectivement dans ce prologue et dans le chapitre 1, Dee se livre à des observations sur son existence, sur son sens : l'importance de la routine, les liasses quotidiennes de billets qui finissent par s'apparenter à des prospectus publicitaires, le fait que chaque individu se tienne dans une cage métaphorique qui limite le territoire de sa vie. Au contraire, le chapitre 2 donne l'impression de rester dans un registre purement factuel, sans plus de considération philosophique. Les explosions de grande ampleur du chapitre 3 laissent supposer qu'elles sont liées au message radio quotidien de Dee. Progressivement, le lecteur acquiert la conviction qu'il s'avance dans un polar à la narration chorale où les pièces du puzzle s'assemblent parfaitement, où les individus se débattent dans des schémas de vie dont ils n'ont pas conscience.
Le lecteur apprécie tout de suite ce premier tome (sur 3 de prévus) grâce aux dessins immédiatement lisibles, établissant tout de suite une grande familiarité avec les personnages et les environnements. Il progresse dans une construction narrative rigoureuse et complexe, que ce soient les pages bâties sur une trame de 3 bandes de 4 cases, où l'intrigue avec des éléments qui se répondent d'un chapitre à l'autre. Il ressent bien le récit à base de mystères l'invitant à établir des liens de cause à effet, avec des personnages abîmés par la vie, et une intrigue qui fait ressortir comment l'environnement façonne les individus.