Je n'ai pas encore lu les autres livres autobiographiques de
Janet Frame (les 3 tomes de "Un ange à ma table", qui viennent d'être réédités en coffret, en même temps que paraît ce volume, «Vers l'autre été»). de celui-là, je pense qu'il faut être resté très proche intérieurement de l'enfance pour mieux en saisir la fantaisie, les images douces et terrifiantes dont il est parsemé. Sa façon de voir le monde qui l'entoure est parfois très déstabilisante, elle fait des comparaisons souvent surprenantes.
«Quand j'étais enfant
je voyais Dieu,
je voyais les anges ;
je regardais les mystères des mondes d'en haut et d'en bas.
Je croyais que tous les hommes voyaient la même chose.
J'ai fini par comprendre qu'ils ne voyaient pas...»
Je trouve ce texte soufi de Shams de Tabriz, épigramme de «
Soufi, mon amour» de
Elif Shafak, tout à fait en harmonie avec ce que la lecture de «Vers l'autre été» de
Janet Frame traduit.
En effet
Janet Frame, Grace Cleave dans le livre, écrivain néo-zélandaise exilée à Londres (elle choisit de se réincarner en un oiseau migrateur), voit le monde tout à fait différemment du commun des mortels. Elle vit dans un monde décalé, un monde de poésie pure qui lui permet des incursions, «à tire d'aile», vers ses souvenirs d'enfance en Nouvelle-Zélande.
Elle se trouve souvent en porte à faux, en équilibre instable par rapport à Anne et Philippe qui l‘ont invitée à passer un week-end chez eux, à Winchley, dans le nord de l'Angleterre. D'une maladresse touchante, elle hésite sur le comportement qu'elle doit adopter.
«...ce fut entre la deuxième et la troisième partie de son roman «en cours» que le week-end s'immisça ; il se coinça dans le gosier du texte ; rien ne pouvait plus ni sortir ni entrer, son livre risquait de devenir un «enfant confié à la garde du silence».
Elle fit donc appel à la chirurgie littéraire afin de libérer ses personnages et les propulser dans leur danse ou leur envol ; elle écrivit l'histoire du week-end.»
D'une sensibilité exacerbée, elle saisit le moindre changement dans l'attitude de son entourage, ressent profondément le plus petit malaise et a un mal fou à s'exprimer car elle sait d'expérience qu'elle restera incomprise, que les mots prononcés vont la trahir. Il n'y a que, seule à sa table d'écriture, qu'elle se sent à l'abri, libre et en confiance.
Toutefois, les maladresses auxquelles elle doit faire face en société sont examinées avec lucidité et donnent lieu, parfois, à des situations cocasses que
Janet Frame nous décrit avec humour.
Sa méfiance, son hésitation à parler aux autres, vient de ce qu'il lui a été donné de vivre douloureusement, puisque que Grace répond, au début, à Philippe Thirkettle, venu l'interviewer, qui lui demande si elle ne veut pas retourner en Nouvelle-Zélande :
---- J'ai été officiellement déclarée folle en Nouvelle-Zélande. Y retourner ? On m'a conseillé pour mon salut de vendre des chapeaux.
Et l'on sait que
Janet Frame, diagnostiquée à tort comme schizophrène, a été internée
8 ans dans un hôpital psychiatrique où on lui fait subir 200 électrochocs. C'est grâce à la parution de son premier recueil de nouvelles et surtout à l'intervention d'un médecin, un peu plus attentif et lucide que les autres, qu'elle échappera de justesse à une lobotomie.
Elle voulait que «Vers l'autre été» ne paraisse qu'après sa mort, peut-être parce que ce livre la dévoilait plus que les autres, était plus dérangeant. Je pourrai comparer quand j'aurais lu les autres volumes.