Citations sur Vers l’autre été (21)
Je ne veux pas habiter le monde humain sous de fausses apparences. Je suis soulagée d'avoir découvert mon identité après avoir été si longtemps dans le doute. Pourquoi les gens devraient-ils avoir peur si je me confiais à eux ? Pourtant les gens auront toujours peur et seront toujours jaloux de ceux qui ont réussi à établir leur identité ; cela les entraîne à prendre la leur en considération, à l'isoler, la dorloter, de peur qu'on ne la leur emprunte ou qu'on empiète sur elle, et dès qu'ils se mettent à la protéger ils sont bouleversés de découvrir que leur identité n'est rien, qu'elle est une chose rêvée et jamais connue ; alors commence la quête douloureuse -- que choisir -- bête ? autre être humain ? insecte ? oiseau ?
Pourtant à la façon dont les gens parlaient de la guerre je savais que ce n'était pas un endroit comme San Francisco ou Honolulu mais quelque chose qui se déplaçait comme un iceberg ou un nuage ; elle était invisible, elle n'allait pas toujours dans la même direction comme une rivière ou ne gardait pas la même forme comme un train sur la voie ferrée, mais changeait continuellement, avait peut-être de nouveaux bras et de nouvelles jambes et un nouveau visage qui lui poussaient puis qu'elle perdait ou bien qui s'effaçaient ; elle enfonçait peut-être une racine dans le jardin ou la route ou dans l'eau - la mer, les rivières - et y restait, grandissait, fleurissait, puis se fanait ; emportée de-ci de-là par le vent ; pénétrait les gens, devenait les gens, les volait, leur ajoutait quelque chose, changeait la forme de leurs vies : telle était la guerre. Elle continuait éternellement tandis que les gens tentaient de lui échapper ; ils chantaient. Mets tes soucis dans ton vieux sac et Oh mon Dieu, je ne veux pas mourir, je veux rentrer chez moi.
Grace essaya de ne pas penser à son incapacité à communiquer par la parole ; elle retraça la part qu'elle avait prise ce soir-là à la conversation. Si seulement elle avait dit ceci, si seulement elle avait dit cela ! Pourquoi semblait-elle toujours s'arrêter au milieu des phrases et ne pas pouvoir continuer parce que ses mots et ses idées s'étaient enfuis ?
Elle se mit à pleurer, en silence, et bercée par ses larmes elle s'endormit.
- Tout ce que vous avez cuisiné était délicieux.
Grace se sentit fière d'avoir dit ça. Elle admirait le talent d'illusionniste d'Anne, car bien que les repas aient semblé se succéder sans interruption, et qu'Anne ait continuellement été en train de les préparer, allant et venant de l'évier au four à l'évier à la table, tout s'accomplissait avec une telle discrétion que si vous aviez interrompu Anne à un instant ou un autre, vous ne l'auriez jamais surprise avec dans les mains une boule de pâte ou une pomme de terre à moitié pelée. Sa manière délibérée ou involontaire de cacher la préparation et la cuisson des repas évoquait pour Grace la création d'une œuvre d'art ; pourtant il n'y avait aucun triomphalisme dans la façon dont elle les servait ensuite. Un artiste pourrait en prendre de la graine, se dit Grace. Elle sait produire et donner sans préciser - C'est mon œuvre.
Elle lança son bras au-dessus du drap et appuya sur l'interrupteur blanc qui allumait la lampe de chevet ; elle rejeta les couvertures, examina sa peau. Pas de plumes. Juste une sensation de duvet et de pennes, et ce duvet et ces pennes, ainsi que d'autres manifestations de l'autre monde, pouvaient être tenus secrets ; personne d'autre n'avait besoin de l'apprendre. En un sens, découvrir sa véritable identité était un soulagement. Depuis si longtemps elle s'était sentie non humaine, et avait pourtant été incapable de s'orienter vers une espèce différente ; maintenant, la solution lui était donnée ; elle était un oiseau migrateur ; fauvette, bergeronnette, bruant jaune? coucou pie-grièche, goglu des prés, grand labbe? albatros, euplecte franciscain, barge?
On parle de voyage dans l'espace, du courage que cela demande -- regardez les hommes beaux intelligents et joyeux qu'on a choisis pour faire le tour de la terre. Il faut un courage immense pour affronter l'espace intérieur ou extérieur, pour marcher dressé, pour se déplacer sans soutien, en proie au temps qu'il fait et à son compagnon le temps qui passe, artiste de la destruction esthétique -- qui donne des petits coups de ciseaux dans les cheveux, trace les rides, capitonne le ventre d'oreillers de graisse... Où l'homme trouve-t-il le courage ?
J'ai rencontré certains d'entre eux, dit-elle, fière d'annoncer qu'elle avait quelques petites connexions avec des êtres humains.
Nous étions passés d'un monde de graminées, symphorines, manukas, vaches, moutons, oiseaux, où il n'y avait que le ciel et des lapins et des enclos sur des kilomètres, à des rues pleines de maisons et de gens ; de gens à connaître, à regarder, à qui faire des grimaces, à injurier par-derrière, de qui avoir peur, loin de qui s'enfuir.
Le possible n'était pas un sac ou une boîte que l'on pouvait fermer hermétiquement, c'était une cascade vers laquelle tout s'écoulait, tout ; on ne pouvait pas choisir ni diriger ni détruire le puissant courant du possible.
... elle était une chasseuse de vérité passionnée, quelle que fût cette vérité même la plus insignifiante, et elle voulait le monde du dehors et le monde du dedans dénudés de toute imposture...