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Critique de Erik35


Erik35
02 septembre 2017
MERCI POUR CE MOMENT...

Second volet de sa tétralogie intitulée Histoire Contemporaine, le Mannequin d'osier poursuit, avec délice, les petites joies, faux plaisirs et turpitudes de la vie de province telle que le génial Anatole France nous les avait fait découvrir dans l'épisode précédent "L'Orme du Mail". le tout, sous la plume d'un France toujours aussi subtil et joyeusement sarcastique, bien que ce soit par la voix de son M. Bergeret, plus que jamais infortuné, portant son regard las et désabusé sur le monde, bien qu'il découvre, cette fois, les affres d'un orgueil blessé !

En effet, tandis qu'il vit maritalement - ainsi qu'on l'exprime communément lorsqu'il n'y a plus rien d'autre à évoquer d'un couple - avec une Mme Bergeret dont les plus haut-faits consistent à enquiquiner son mari, jour après jour, notre malheureux héros va découvrir, le plus fortuitement du monde, que cette grosse et infatuée mégère qui lui sert de femme le trompe. et non seulement qu'elle le trompe mais, Vénus improbable de cet IIIème République en plein envol, que son prétendant n'est autre que son étudiant (jusqu'alors) préféré, nouvellement intégré à son unité pour cause de conscription, se transformant ainsi en une espèce de Mars au petits pieds. Notre M. Bergeret-Vulcain, toute honte très mal bue, va cependant ce saisir de cet impair impardonnable pour... enfin se débarrasser de cette Xanthippe provinciale. S'ensuivent, tout au long de l'ouvrage, des scènes cocasses où, à rebours de ce que l'on aurait pu imaginer, le mari cocu n'a qu'une seule explosion de véritable colère - à l'encontre de ce fameux mannequin d'osier, objet servant jadis aux dames pour se confectionner leurs robes, dont la mégère avait manie d'encombrer le petit bureau de son époux, et que celui-ci va donc défenestrer ! -, mais il va patiemment, tranquillement fomenter sa vengeance afin de pousser Madame à bout et obtenir d'elle une séparation finale.

Nous sommes par ailleurs toujours en compagnie de M. Worms-Clavelin, le préfet, de M. Lantaigne, le directeur du séminaire, de M. Guitrel, le prêtre ambitieux, candidat-évêque, et d'autres connaissances de notre M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des Lettres. Et encore, M. Worms-Clavelin, dans ce nouveau volume, apparaît à peine, M. Lantaigne assez peu et M. Guitrel trop rarement.

Et si les vrais événement s'y font assez rares, c'est parce que c'est une oeuvre toute de pensée ; c'est un « roman philosophique » à la façon du xviiie siècle, et où Anatole France se livre beaucoup plus que dans aucun de ses ouvrages précédents. On sent qu'ici plus que dans la merveilleuse Rôtisserie de la reine Pédauque, plus que dans les Opinions de Jérôme Coignard, plus que dans L'Orme du Mail lui-même, Anatole France parle en son nom, fait, par la bouche de M. Bergeret, ses réflexions personnelles sur les moeurs, les travers, les idées, la religion et la politique des Français de la classe moyenne de son temps. le ton diffère à peine en ce volume quand il y a des guillemets et quand il n'y en a pas. C'est, sous forme directe, ou sous forme indirecte, une suite de jugements sur tout ce que nous pensons, disons, sentons, faisons, et surtout ne faisons pas. C'est une revue des choses de la France de bientôt 1900. Ainsi s'intéresse-t-il à cette guerre aujourd'hui totalement oubliée entre Turcs et Grecs, qui sera appelée "guerre de trente jours", provoquée par les irrédentistes grecs et qui se soldera par de nombreux massacres du côté grec. On discute également de l'armée et du pouvoir des tribunaux militaires (dans le contexte toujours omniprésent de l'Affaire Dreyfus), des efforts d'armement des nations, de la condition carcérale, de la peine de mort, de la physiognomonie (science en vogue au XIXème siècle voulant mettre en rapport les traits du visage avec le comportement), de l'existence des écoles privées religieuses (liés au lois sur les congrégations), du clergé et de son pouvoir, de l'anticléricalisme, de l'idée qu'on se fait de Dieu, de la corruption des dirigeants et des élites. En toile de fond historique plane encore et toujours la honte et les suites violentes (la commune) de la pitoyable défaite de Sedan, en 1870, de la fin de l'Empire et de ses conséquences sur le présent de M. Bergeret et de tous les personnages qu'Anatole France nous donne encore à côtoyer, pour notre plus grand plaisir intellectuel et littéraire.

Une peinture in «vivo» de la France moyenne supérieure (tel qu'on l'écrirait aujourd'hui) de ces villes elles aussi moyennes de Province, balançant entre ennui et médisance, entre volonté de pouvoir et petitesse. Heureusement, M. Bergeret veille au grain de la médiocrité, lui, le désabusé, le pessimiste qui persiste pourtant à croire encore en l'homme, le philosophe brillant, libre mais trop peu écouter au milieu de ces océans de platitudes, d'images d'Épinal et de lieux communs si souvent débités par ses contemporains proches... Autant que par bien de ceux d'aujourd'hui. Toujours incroyablement fin et réjouissant !
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