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John Le Carré (Préfacier, etc.)
EAN : 9782070417650
439 pages
Gallimard (31/01/2002)
4.1/5   222 notes
Résumé :
François Bizot, membre de l’École française d’Extrême Orient, est fait prisonnier au Cambodge par les Khmers rouges, en 1971. Enchaîné, il passe trois mois dans un camp de maquisards. Chaque jour, il est interrogé par l'un des plus grands bourreaux du vingtième siècle, futur responsable de plusieurs dizaines de milliers de morts, aujourd'hui jugé pour crimes contre l’humanité : Douch.

Au moment de la chute de Phnom Penh, en 1975, François Bizot est dé... >Voir plus
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Le Portail : celui de l'enfer ou du paradis, celui de la vie ou de la mort suivant que vous parviendrez à le franchir avec un simple passeport. (on n'accorde jamais assez d'importance à de simples objets). C'est le portail de l'ambassade de France à Phnom Penh qui s'ouvre pour vous et vous êtes sauf. Mais c'est aussi le portail qui reste clos (malgré vos supplications) et vous rejoignez la longue colonne de gens que les Khmers rouges ont jetée sur les routes pour une destination inconnue (10 à 20.000 morts lors de l'évacuation de toute la population de la capitale).
Inconnue pour eux, mais aussi pour le lecteur (s'il arrive de Mars) tant François Bizot colle à l'instant présent du récit sans jamais faire référence à ce que l'on a découvert par la suite (1,7 million de morts, soit 21 % de la population cambodgienne de l'époque).
Même lacune du livre (cependant il serait absurde de faire le reproche à l'auteur de n'avoir raconté que ce qu'il a vu) lors de l'épisode précédent quand François Bizot est prisonnier des Khmers rouges et plus particulièrement de Douch (qui sera le tristement célèbre responsable de la prison S-21).
Le syndrome de Stockholm semble l'avoir parfois atteint.
De nombreux non-dits risquent d'égarer le lecteur qui n'a pas pris la précaution de se documenter avant d'entreprendre cette lecture.
Livre que l'on doit saluer pour son témoignage même si aujourd'hui des ouvrages plus précis (mais plus durs à lire) donnent une vision globale de cette tragédie.
Quant à "l'écriture éblouissante" que souligne une critique sur Babelio, je la cherche encore.
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Les yeux ouverts des morts

"J'ai écrit ce livre dans une amertume sans fond. Un sentiment désespéré le traverse".

Comment pourrait-il en être autrement ?

François Bizot était installé au Cambodge depuis des années, pour y étudier les monuments et traditions boudhiques.
En 1971, sa route croise celle des Khmers rouges qui vont le détenir durant 3 longs mois. Là, il verra se mettre en place ce qui sera appelée la "machine de mort" faite d'interrogatoires, mauvais traitements, tortures et exécutions, sous couvert d'une idéologie criminelle et folle.

Libéré, il assistera en 1975 à l'arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh. Servant d'interprète au Comité révolutionnaire dans ses relations avec les autorités françaises sur place, il sera encore un témoin privilégié. Il est un des rares prisonniers du tristement célèbre Douch (ou Duch) qui soit sorti vivant d'un des camps qu'il dirigeait.

Ce livre est admirable, même si je ne l'ai pas trouvé sans défauts (j'y reviendrais).

Bizot retrace parfaitement le climat de ce moment charnière et il ne cache aucune responsabilité. Les régimes politiques corrompus, la brutalité policière et militaire des forces gouvernementales, la "méthode grossière des Américains, leur ignorance crasse du milieu dans lequel ils intervenaient, leur démagogie maladroite, leur sincérité déplacée… " sont autant de facteurs expliquant la victoire des Khmers rouges sur "un ennemi en pleine déroute physique et morale".

Au cours de sa détention il voit ses camarades prisonniers "cesser de croire" à leur propre innocence (" peut-on être innocent quand on a des chaines ?") ou se figer docilement avant le choc fatal car les Khmers rouges connaissaient cette loi du fond des âges : "l'homme s'occit plus facilement que l'animal".

Il côtoie ces révolutionnaires "issus pour la plupart, de petits commerçants ou d'employés frustrés", qui n'ont "jamais fait la rizière", mais qui se représentent "idéalement le paysan Khmer comme un stéréotype de la révolution permanente" …qui doit "servir d'étalon à l'homme nouveau". Ce paysan devient un "héros dont tout le monde se moque, dans une guerre qui n'est pas la sienne".

Bizot avait tout compris dès 1971, de la nature de cette "nouvelle religion" inspirée des mythes et des règles de la religion boudhique : renoncer aux attaches matérielles, aux liens familiaux qui fragilisent, quitter parents et enfants, se soumettre à la discipline et confesser les fautes…des "10 commandements moraux" appelés "sila", comparables aux "10 abstentions" (sila) boudhiques. Il y a aussi la division de la population entre "initiés » et novices".

Il avait tout compris de la volonté des dirigeants communistes Khmers de "soumettre la nation à une mort initiatique", de réfléchir à "une méthode qui rende l'homme heureux malgré lui."

Il s'agit donc d'un livre important et terrible. C'est l'homme nu, avec ses faiblesses, ses contradictions, sa volonté de comprendre, de rechercher en permanence la part d'humanité chez le tortionnaire, pour connaître la sienne propre.

Et pourtant, je n'ai pas été aussi bouleversé que je l'aurais cru, car plusieurs aspects m'ont dérangé.

Il y a d'abord le sujet des relations entre Bizot avec Douch.
Je sais bien que l'homme par définition, ne peut être qu'humain avec ses forces et faiblesses, qu'il y a une part d'humanité dans chaque monstre...mais à un moment, la "compréhension" de l'auteur pour Douch m'a gêné.
Attention, j'ai bien conscience que Bizot ne confond pas la tolérance avec le pardon. Mais voir décrire Douch comme quelqu'un qui se livrait à "une recherche passionnée de droiture morale qui ressemblait à une quête de l'absolu" m'a été difficile.
Idem quand il avoue courageusement qu'il se surprend à éprouver pour Douch, de l'affection, au moment précis où se révèle sa cruauté, qu'il sent chez lui, une "souffrance constante" et voit dans leurs rapports, comme "une tension de l'âme, une sympathie élargie au-delà de la fraternité de circonstance".

D'ailleurs, quand Bizot retournera au Cambodge 30 ans plus tard, il se demandera comment "l'homme épris de justice" a pu devenir le "chef des tortionnaires", comment son "malheureux ami n'a subi aucune transformation. Rien n'a changé : en bon élève et sans faillir…il a continué le même travail".
Son libérateur était devenu bourreau et cette situation le trouble toujours.

Par ailleurs, quand Bizot parvient grâce à une ruse, à manipuler ses gardiens, il a cette phrase étonnante "Je retirais de ce petit jeu une vive satisfaction. Et de cette jouissance que j'éprouvais me vint l'idée que j'avais, moi aussi, les qualités pour à sa place, faire un bon bourreau".

Cette position consistant à préjuger que chacun peut devenir un bourreau, me dérange. On parle de quelqu'un qui a fait torturer et tuer systématiquement au moins 20000 personnes dans son camp du S21, sans jamais chercher à refuser ce rôle. Qui a obligé Douch à afficher cet absurde et horrifique commandement sur les murs du S 21 : ""Commandement no 6 : Il est strictement interdit de crier pendant qu'on reçoit des coups ou des décharges de fil électrique" ?

D'ailleurs, Douch joue de cette idée du monstre qui sommeille en chacun de nous, pour fuir ses responsabilités (lire à ce sujet, le remarquable L'Élimination .

Je n'arrive pas à adhérer à cette idée qu'il n'y aurait que des bourreaux qui s'ignorent et je suis plus à l'aise avec la position de Primo Levi selon laquelle toutes les zones grises du monde peuvent exister, mais les victimes sont les victimes, et les bourreaux bourreaux, un fleuve de sang et de souffrance les sépare à jamais.

Autre réserve : le style.
Il est souvent brillant, mais il empêche aussi parfois le souffle de l'émotion. Certaines tournures sont curieuses et donnent l'impression d'une "traduction" dans un style oriental qui déconcerte. Par exemple :(p 270) "D'épais coups de pinceau d'encre sombre interceptèrent le soleil, faisant monter dans l'air lourd des flèches électriques, qui zigzaguèrent en grondant dans le lavis du ciel".

La retranscription des dialogues m'a semblé parfois artificielle, comme dans ce long dialogue sur 12 pages,entre Douch et Bizot.
Qu'on retranscrive l'idée, bien entendu, mais l'exhaustivité…Comment qui que ce soit pourrait se souvenir de dialogues aussi précis ?

Dernier point, anecdotique sans doute.
Bizot a des silences troublants.

Ainsi, s'il parle souvent de sa fille Helen pour laquelle il s'inquiète, il ne semble guère faire cas de la mère de cette dernière. Qui est cette inconnue jamais appelée autrement que "la mère d'Hélène" ou "la mère de la petite" ? Pourquoi n'a -t-elle pas droit à un nom, là où tant d'inconnus sont partis sans laisser de traces ? Il la laisse partir sur les routes avec les autres forçats de l'exode de 1975. Qu'est-elle devenue ? Mystère*.

Autre cas (p 299) quand il fait l'objet d'avances par une jeune réfugiée : "elle dégagea mon sexe du short. Ses yeux mi-clos se révulsèrent, couvrant pudiquement son regard d'une gaze d'argent. Je traversai rapidement la cour… ". Que s'est-il passé ? Si j'osais, je dirais qu'il manque un bout...

J'ai bien conscience que ce sont là des broutilles, mais elles ont suffi à amoindrir le "plaisir" de cette lecture.

Peu importe. Il n'y a pas tant de réflexions aussi poussées servies par une telle expérience sur cet hallucinant moment de l'histoire.

A lire.

* Il semblerait qu'il soit parti à sa recherche en 1979, l'ait retrouvée et installée en France.
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L'auteur, François Bizot, s'est installé au Cambodge en 1965. En tant qu'anthropologue membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient, il étudie la langue, les moeurs et les coutumes des paysans d'un petit village. En 1971, lors d'un déplacement, il est arrêté avec deux collègues par des khmers rouges qui les conduisent, à travers la forêt, dans un camp de rééducation. Dans cette « prison », enchaîné, il rencontrera Kang Kek Ieu, futur Douch, plus connu comme directeur du sinistre centre d'interrogatoire de Tuol Sleng (S21) après la prise de pouvoir des khmers rouges au Cambodge. François Bizot restera deux mois et demi dans ce camp, régulièrement interrogé par Douch qu'il devra convaincre de ses motivations purement ethnologiques et non politiques. Est-il ce Français (faisant mine d'ignorer l'anglais) seulement épris de traditions religieuses bouddhistes, ou bien plutôt un agent de la CIA?
C'est cet épisode de sa vie qu'il raconte dans la première partie de cet ouvrage.
En 1975, Phnom Penh tombe aux mains des khmers rouges. Toute la ville doit être évacuée. François Bizot assiste à cette folie depuis l'ambassade où de nombreux étrangers et cambodgiens viennent chercher refuge. Avec ses compétences linguistiques, l'auteur va servir d'interprète entre le chargé d'affaire Jean Dyrac et les représentants de la nouvelle autorité khmer rouge, devenant par la même occasion un témoin privilégié des événements de cette époque.

« le portail » nous offre une description de faits historiques, mais surtout une analyse psychologique très fine des protagonistes en présence, ainsi que de l'idéologie khmère rouge. François Bizot, de par ses connaissances et sa culture, a su trouver avec sa rhétorique les « armes » pour répondre et convaincre le trouble Douch. Très certainement, les deux hommes s'estiment. Pour le Français, le Cambodge, c'était ce petit peuple de paysans, fin et discret, imprégné de la douceur bouddhique. François Bizot montre ainsi que la culture cambodgienne ne lui est aucunement étrangère et qu'à ce titre, il pouvait également donner son avis sur l'avenir de cette population. Il s'ensuit de longs échanges entre les deux hommes, d'égal à égal, dans une ambiance parfois assez surréaliste. Douch parle de philosophie, d'idéologie mais Douch agit aussi au nom de celle-ci : il tue, il torture. S'il faut le faire pour la « bonne cause », il le fera. François Bizot dira bien plus tard : «Je n'ai pas vu un monstre, j'ai vu un homme, et c'est ce qu'il y a de plus terrible, justement, qu'il soit un homme comme moi.»

L'affolement et la fièvre qui suivent la prise de pouvoir des khmers rouges à Phnom Pen est ensuite très bien décrite par l'auteur. Rescapés cambodgiens ou occidentaux, prince déchu, diplomates, François Bizot nous dresse un portrait très vif de tous ces égarés qui cherchent une porte de sortie. Mais dans cette population hétéroclite de réfugiés, tous ne pourront pas partir. Certains devront franchir le fameux portail de l'ambassade pour passer de l'autre côté, aux mains de ces soldats adolescents, le regard dur et l'arme au poing.

Voici un témoignage essentiel sur ces événements historiques où l'on découvre d'une part la troublante ambiguïté d'un homme que l'on aimerait tout simplement qualifier de monstre (mais ce serait trop simple), d'autre part la fin d'un âge pour un pays aux traditions ancestrales.
Dans la continuité de ce récit, on peut également lire "L'élimination" de Rithy Panh, où l'auteur et réalisateur livre également son témoignage personnel sur cette époque. Cette fois-ci, on découvre toute l'horreur qui a suivi l'arrivée des khmers rouges au pouvoir. Notamment le rôle de Douch, qui pour les détenus qu'il interrogeait n'a pas eu la même clémence que pour François Bizot , loin de là...
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Incroyable témoignage que celui de François Bizot, ethnologue installé au Cambodge dans les années 1960 pour y étudier les différents rites bouddhiques, qui fut au coeur de l'ascension au pouvoir des Khmers rouges.
Le récit débute en 1975. Il est arrêté avec ses deux assistants, dénoncé par un habitant du village reculé où il se rendait pour ses recherches. Les mains ligotées, les yeux bandés, on les emmène dans un camp de prisonniers enfouis dans le maquis dont ils ignorent l'emplacement. C'est le camp M.13, dirigé par Douch, dans lequel Bizot restera 3 mois, séparé de ses acolytes, accusé à tort d'être un espion de la CIA.
La sublime introduction nous plonge dans l'atmosphère maussade et désabusée du livre, transcendée par l'écriture éblouissante de l'auteur, qui nous élève et nous force à l'humilité.
Au delà de la terrible réalité des faits (il sera le seul survivant du camp, tous les autres prisonniers seront assassinés à coups de gourdin), Bizot nous relate les impressions furtives de sa mémoire sensible, décrivant telle ou telle caractéristique d'un visage pour mieux nous en transmettre la personnalité, attentif à tous les détails.
On accompagne le calvaire du prisonnier en tremblant de froid avec lui la nuit et de peur durant les interminables journées, humides de larmes et de la moiteur étouffante de la jungle des Cardamomes.
Sa plume parle à tous nos sens, les passages les plus touchants étant ceux où sa détresse est dépassée lorsqu'il s'arrête sur l'observation de la couleur d'une branche de flamboyant, la sensation de bien être éprouvée lors de son premier bain dans la rivière, l'odeur de la soupe de poulet qu'il offre à tous les prisonniers la veille de sa libération.
Ce dernier repas qui précède pour Bizot non pas la mort mais une nouvelle vie fut pour moi la scène la plus émouvante. Rien n'est dit, tout est dans la retenue, la reconnaissance transparait dans les regards, seuls les bruits de succions traversent le silence de cette sérénité éphémère. J'ai eu en tête les images du dîner des moines du film « Des hommes et des dieux », dernier instant de réjouissance et de volupté avant l'irrémédiable.
Son témoignage est aussi celui de sa relation avec son célèbre geôlier, qu'il évoque avec une grande noblesse d'esprit. Malgré les injustices et les massacres auxquels Douch est associé, François Bizot nous dépeint un homme idéaliste, investi corps et âme dans une cause qu'il estime juste, celle du communisme et de la solidarité de son peuple. Même si un lien de confiance s'était peu à peu créé entre les deux hommes, Douch ayant lutté contre sa hiérarchie, risquant sa place et sa vie, pour sauver celle de Bizot, il n'excuse et ne justifie jamais son ancien tortionnaire. Douch est un homme avec un passé et des faiblesses, il n'est pas un monstre. En aucun cas Bizot ne nous présente une vision manichéenne de la vie.
Lorsqu'il retourne au Cambodge en 1988, il visite le musée du génocide khmer, l'ancien lycée Tuol Sleng, et découvre le portrait de son gardien, représenté là pour avoir torturé et détruit (mot utilisé par les khmers pour signifier « assassiner ») plus de 20 000 personnes. Voici ce que François Bizot écrit à ce propos, et qui tiendra lieu de conclusion à ma petite critique : « Je cite souvent Tzvetan Todorov, qui avance, au rebours de la sagesse populaire, qu'essayer de comprendre ce n'est pas nécessairement pardonner. Doit-on se contenter de répéter à jamais que les crimes contre l'homme sont inoubliables ? Inexcusables ? Impardonnables ?… Il serait plus utile de commencer par apprendre à se méfier de nous-mêmes. Pas seulement des autres. «
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La révolution khmère vue par l'un des derniers occidentaux avant l'évacuation générale des étrangers en 1975 par Pol Pot.

Le pitch de ce livre est assez simple : arrivé en 1965 au Cambodge, François Bizot s'est pris de passion pour le Cambodge où il a pris femme et a eu une fille. Mais quand la révolution communiste s'étend sur l'Asie, le pays sombre dans le chaos sous la pression antagoniste du Vietnam et des Etats-Unis. Enlevé par les Khmers rouges et prisonnier de l'un des plus grand bourreaux du Cambodge, puis quelques années plus tard, chargé du rôle d'interprète à Phnom Penh, il est témoin de la déroute d'une nation face à la montée d'une idéologie barbare et participe au retrait des occidentaux du pays regroupés à l'Ambassade de France. Au portail de ce camp de fortune se presse une population chère à son coeur et qui tente de fuir le pays, mais beaucoup ne pourront pas passer...
Un témoignage à l'écriture claire mais une oeuvre inquiétante où l'homme ploie sous l'acier d'idéologies sauvages. Désormais condamné à l'errance ("Mais sur cette terre, il n'est point de refuge où l'on puisse s'établir"), Bizot garde de cette expérience une "amertume sans fond" et une méfiance pour homme trop facilement dominé par son "dragon intérieur". Individu passionné et cultivé dont l'esprit honnête est hermétique à toute forme de doctrine, trop sensible pour ne trouver rien d'autre comme réponse aux contradictions de sa situation que le désespoir.
L'intégral de l'article sur mon blog https://thomassandorf.wordpress.com/2016/03/13/le-portail-francois-bizot/

Lien : https://thomassandorf.wordpr..
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Citations et extraits (25) Voir plus Ajouter une citation
- Camarade! commençai-je. Tu parles de l'Angkar comme les moines parlent du Dhamma. Alors, je voudrais te demander cela: y aurait-il chez vous un idéologue qui construit une théorie révolutionnaire en s'inspirant des mythes et des règles de la religion bouddhique?
Douch était interloqué.
- Car, enfin, poursuivis-je, n'est-ce pas une nouvelle religion que tu défends? J'ai suivi vos séances d'éducation. Elles ressemblaient à des cours de discipline bouddhique: renoncer à nos attaches matérielles, aux liens familiaux qui nous fragilisent et nous empêchent de nous dévorer totalement à l'Angkar; quitter nos parents et nos enfants pour servir la Révolution. Se soumettre à la discipline et confesser nos fautes...
- Ça n'a rien à voir: trancha Douch.
- Il y a dix "commandements moraux" que vous appelez sila, insistai-je, du même nom que les dix "abstentions" (sila) bouddhiques. Le révolutionnaire doit se plier aux règles d'un vinyana, exactement comme le moine observe une "discipline" (vinyana) religieuse. Le jeune soldat touche au début de son instruction un fourniment comprenant six articles (pantalon, chemise, casquette, krama, sandales, sac), comme le jeune moine reçoit une ensemble réglementaire de sept pièces....
- C'est du délire d'intellectuel! arrêta-t-il.
- Ce n'est pas tout! Attends, camarade, dis-je en levant la main. Regarde les faits tels qu'ils sont! Dans tout ce que tu me dis, et que j'ai moi-même entendu, on retrouve des thèmes religieux qui viennent du passé: par exemple, l'attribution d'un nouveau nom, les souffrances qu'il faut endurer comme des macérations rituelles, jusqu'au son lénifiant et conjuratoire des formules de Radio-Pékin qui annoncent l'avènement d'un peuple régénéré, né de la Révolution. Bref, les responsables communistes à qui tu rends des comptes veulent soumettre la nation à une mort initiatique.
Mon grand laïus fut suivi d'un silence obstiné.
- Camarade Douch! repris-je en levant le ton, sans laisser le temps de reprendre la parole. La détermination des instructeurs qui parlent au nom de l'Angkar est inconditionnelle! Parfois même dépourvue de haine, purement objective, comme si l'aspect humain de la question n'entrait pas en ligne de compte, comme s'il s'agissait d'une vue de l'esprit... Ils accomplissent mécaniquement, jusqu'à l'extrême, les directives impersonnelles et absolues de l'Angkar. Quant aux paysans qui passent sous votre contrôle, ils sont purement et simplement soumis à une sorte de rite purificateur: nouvel "enseignement" (rien sutr), une nouvelle mythologie, vocabulaire remanié qu'au début personne ne comprend. Puis l'Angkar doit être adopté en tant que famille véritable, parallèlement au rejet des parents. Et puis c'est la population qui est divisée en "initiés" et "novices". Les premiers constituent le peuple véritable, c'est-à-dire la partie considérée comme acquise; les autres, ce sont ceux qui ne sont pas sortis de la période de préparation et d'apprentissage, au terme de laquelle seulement ils seront admis dans le camp des premiers et acquerront le statut supérieur de citoyen accompli. Dois-je continuer?
- Ca n'a rien à voir! répéta Douch. Le bouddhisme abrutit les paysans, alors que l'Angkar veut les glorifier et bâtir sur eux la prospérité du pays bien aimé! Tu attribues à des idéologues fantômes de savantes élucubrations qui n'appartiennent qu'à toi. Le bouddhisme est l'opium du peuple. Et je ne vois pas pourquoi nous irions puiser notre inspiration dans un passé capitaliste que, tout au contraire, nous voulons abolir! Lorsque nous aurons débarrassé notre pays de la vermine qui infecte les esprits, poursuivit-il, lorsque nous aurons l'aurons libéré de cette armée de lâches et de traîtres qui avilit le peuple, alors nous reconstruirons un Cambodge solidaire, uni par de véritables liens de fraternité et d'égalité. Il nous faut d'abord bâtir notre démocratie sur des bases saines qui n'ont rien à voir avec le bouddhisme. la pourriture s'est infiltrée partout, jusque dans les familles. Comment veux-tu faire confiance à ton frère, quand il accepte le salaire des impérialistes et utilise leur armes contre toi? Crois-moi, camarade Bizot, notre peuple a besoin de retrouver des valeurs morales qui correspondent à ses profondes aspirations. La Révolution ne souhaite rien d'autre pour lui qu'un bonheur simple: celui du paysan qui se nourrit du fruit de son travail, sans avoir besoin des produits occidentaux qui en ont fait un consommateur dépendant. Nous pouvons nous débrouiller seuls et nous organiser nous-mêmes pour apporter à notre pays bien-aimé un bonheur radieux.
- Consommateur? fis-je en écarquillant les yeux. Je ne me souviens pas que les pêcheurs de Kompong Khleang utilisaient beaucoup de produits importés... Je ne comprend pas de qui tu parles, si ce n'est peut-être de toi, camarade. Ta grand-mère te choyait-elle à ce point? susurrai-je sur un ton malicieux. En revanche, je sais que vous, vous êtres totalement dépendants! Vous êtes tombés dans un piège en embrassant la cause des Nord-Vietnamiens. Ils utilisent vos hommes pour avancer sur le front d'une guerre qui n'est pas la vôtre. Vous êtes armés par les soviétiques, vos discours sont fabriqués par Pékin, vos chants et votre musique - qu'accompagnent désormais le tambourin, le violon et l'accordéon - n'ont plus rien de khmer! Est-ce cela que tu appelles l'"intégrité nationale" et la "souveraineté" du peuple?
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Plusieurs soirs par semaine - tous les les soirs quand il ne pleuvait pas -, les gardiens se réunissaient pour une confession collective. Douch n'y participait pas. Je fus le témoin privilégié de ces cercles qu'ils formaient, assis par terre, sous la direction d'un , où l'homélie militante alternait avec la comptine.
- Camarades, commençait le plus âgé, faisons le bilan de la journée écoulée, pour corriger nos fautes. Nous devons nous nettoyer de ces péchés à répétition qui s'accumulent et constituent un frein à notre Révolution bien-aimée. ne vous en étonnez pas!
- Moi, disait le premier, je devais aujourd'hui remplacer la tige de roton,au nord de la première baraque, qu'on utilise pour faire sécher le linge. Je n'ai encore rien fait... à cause de ma paresse.
Le président de séance hochait la tête en fronçant le sourcil, sans sévérité, voulant seulement montrer combien il était dure de combattre l'atonie, si naturelle chez l'homme, quand il n'est pas porté par de solides convictions révolutionnaires. Sans rien dire, il passait au suivant, en plissant le bout de ses lèvres dans sa direction pour le désigner.
- Moi, faisait celui-ci, euh... je me suis endormi après le repas, oubliant d'aller vérifier que les bambous d'urine dans les baraques avaient tous bien été vidés...
Quand chacun avait parlé à son tour, on passait à l'étape suivante, que l'aîné introduisait en ces termes:
- L'Angkar bien-aimé vous félicite, camarades, pour ces aveux, si nécessaire au progrès de chacun. Tentons maintenant sans crainte, afin que nos action puissent resplendir à jamais, d'aider notre frère à mieux discerner ses propres erreurs, celles qu'il n'a pas confessées, parce qu'il n'a pas su les voir. Qui veut s'exprimer?
Un des plus jeunes leva le doigt. L'éclat de son beau visage, percé d'yeux profonds, laissait voir, comme chez le sergent du pont, des gencives marbrées dont les taches violettes s'étendaient jusqu'au fond du palais. C'est le plus gentil de nos surveillants. Il s'attardait parfois, le soir, après m'avoir passé la chaîne, à me poser des questions sur Phnom Penh et sur la France.
- Cet après-midi, commença-t-il, je suis entré par surprise dans le dortoir: j'ai vu le camarade Miet dissimuler quelque chose dans sa couverture.
- Menteur! s'écria l'accusé. Je n'ai rien caché, j'ai simplement voulu...
D'un signe de tête, le responsable avait déjà envoyé quelqu'un fouiller le hamac du coupable. Le jeune Miet pleurait. Le chef glissa le cahier dans sa chemise sans l'ouvrir; il ferait son enquête plus tard. Un autre pris la parole...
Ces séances d'"instruction" (le mot employé était celui d'"éducation religieuse", "rien sot", emprunté au bouddhisme) faisaient régner la suspicion entre les gardiens; ils n'hésitaient pas à s'accuser mutuellement de n'importe quoi, dans le seul but de recevoir un compliment de Douch. La délation est le premier devoir du révolutionnaire. On cité l'exemple de jeunes gens qui aimaient la Révolution à ce point qu'ils n'avaient pas craint de dénoncer leur père et leur frère...
En zones libérées, l'obligation d'endoctrinement commençait à s'instaurer pour les tous les enfants dès l'âge de huit ou neuf ans. Ils partaient en stage de formation, et souvent, à cause des déplacements rendus difficiles et des bombardements, ne revenaient plus. Placés sous l'autorité d'un instructeur, ils suivaient une discipline très stricte. l'ascendant que ces jeunes esprits subissaient alors de leur maître prenait des formes irrésistibles.
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J'avais connu à Srah Srang un de ces paysans fiers, libres comme l'oiseau, toujours par monts et par vaux, aimé et respecté - il était réputé pour ses dons de chanteur arak (sa voix arrivait mieux qu'aucune autre à faire entrer les génies du sol dans le corps d'un médium) -, qui s'était un jour distingué par l'une de ces funestes réactions.
Un groupe de cinq hommes, vêtus d'un costume noir et portant le krama autour du cou - seul le plus âgé était armé d'un revolver -, avait fait son apparition et s'était rendu dans la sala contruite à la sortie du village, sur l'ancienne digue du baray oriental, face au temple du Prè Rup qu'on voyait de loin. Ils s'y étaient installés pour quelques heures, indifférents au toit de chaume détérioré par les pluies et défoncé par l'accumulation des gousss du vieux tamarinier qui le surplombait. Personne n'avait encore vu de Khmers rouges, et la nouvelle de leur arrivée s'était vite répandue. Ils offraient des cigarettes aux gens qui passaient devant eux et qu'ils appelaient "camarades". Après ce premier contact, ils étaient revenus quelques jours plus tard et les habitants, inquiets, leur avaient apporté du thé et du bétel, leur proposant même de quoi manger; ce qu'ils avaient refusé. Utitlisant l'entremise d'un marginal du village, un homme mal inséré, aigri et avide de changement, qui avait trouvé avantage à leur parler dès le premier jour, ils firent savoir que tous les chefs de famille étaient tenus de se présenter et d'entendre ce qu'ils avaient à dire. Une vingtaine de personnes, presque seulement des femmes, étaient venues, conduites par le chef du village. Le discours, truffé de néologismes incompréhensibles, avait commencé sur des poncifs idéologiques, pour aboutir à une demande d'aide que chaque famille devait fournir à la Révolution. Le village devait remettre un certain nombre de sacs de riz, avec autant de charrettes et de zébus qu'il en fallait pour le transport. Les attelages seraient rendus. Dans la semaine, et après bien des discussions, le tribut avait été collecté, et le chargement emporté par les Khmers rouges, de nuit, Mais les charrettes avec leurs boeufs restèrent sur place, à l'endroit où, ils avaient été abandonnés, près de Phnom Bok, à trente kilomètres. Les paysans partirent en groupe les récupérer, et notre chanteur retrouvé la sienne cassée. Furieux, il jura qu'on ne l'y reprendrait plus et que le Révolution devrait désormais se passer de lui!
Quinze jours plus tard, un message portant son nom arriva au village. Il se rendit à la convocation et ne revient jamais...
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Là, des chefs le feraient attendre, feindraient de l'oublier pendant des heures entières, parfois même des jours, le laissant ruminer et rassembler dans son esprit tout ce qui aurait pu correspondre à des errements : propos fanfarons, actes inconsidérés, provocations gratuites, marques d'indépendance, bref, toutes les imprudences dont la rumeur aurait pu remonter à l'Angkar. Jamais on ne répondait à ses questions, ni n'avançait le moindre chef d'accusation.
Puis venait le moment où on lui attachait les bras, et celui de l'arrivée dans le camp, où les premiers jours durent une vie ; où le cri de la révolte peu à peu s'éteint. On apprend la patience, la résignation ; on comprend qu'il faut cesser de croire à sa propre innocence. Peut-on être innocent quand on a des chaines ? Alors on rentre en soi, on prend conscience de son égoïsme, de son irresponsabilité...On médite sur sa culpabilité, qu'on est prêt au bout du compte à reconnaitre, pourvu que les maîtres du camp soient assez généreux pour consacrer, malgré leur lourdes tâches, un peu de leur temps précieux à notre humble cas personnel.
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C'était un principe général de cacher la vérité, mais, plus que le mensonge, il s'agissait ici d'un objectif moral : éviter le plus longtemps possible le spectacle affligeant de la panique.
Les bourreaux mettaient leur point d'honneur à repousser au maximum le moment de honte où le condamné, pris d'un irrépressible affolement, se laisse aller à des sanglots pitoyables, à des spasmes pathétiques.
Ils niaient l'évidence même lorsqu'ils faisaient creuser sa fosse au malheureux.
Ils savaient aussi que, passé ces instants terribles, le sujet, pendant les secondes qui précèdent le choc fatal, se fige docilement.
Dans les exécutions collectives, quand les prisonniers, côte à côte, attendent leur tour à genoux, déjà tout est joué. Le corps s'amollit, le cerveau se brouille, l'ouïe se perd. Les ordres sont alors criés; il ne s'agit plus que de consignes pratiques :
- Restez immobiles ! Penchez la tête ! Il est interdit de rentrer la nuque dans les épaules !
Les Khmers rouges connaissaient instinctivement cette loi du fond des âges et l'utilisaient sans chercher à comprendre : l'homme s'occit plus facilement que l'animal. Est-ce un effet tragique de son développement intellectuel ?
Combien de crimes auraient tourné court s'il avait pu mordre jusqu'au bout comme le chat ou le cochon !
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INVITE PLT FRANCOIS BIZOT
Pour la sortie de son livre "Le Portail", plateau avec François Bizot, ethnologue français et membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient, qui a été fait prisonnier en 1971 par les Khmers rouges. Il y raconte ses 3 mois de détention dans un camp de prisonnier à TUOL SLENG.
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