N’empêche, l’univers du fumeur rétrécit chaque jour. Il est ainsi amené à privilégier, sinon la nature, du moins le monde extérieur : il préfère les marchés forains aux mégastores, les grandes balades, l’herborisation aux voyages en car, les foires à la brocante aux salons des antiquaires, les garden-parties aux cocktails confinés. De la même manière, il se peaufine une sorte de culture parallèle, privilégiant les visites de jardins et de parcs, les expositions de sculptures sur gazon, les cloîtres, les théâtres de verdure, les concerts de rue, les grands sites archéologiques l’architecture. Il connaît aussi une multitude de petits musées qui peuvent se visiter, vite fait, entre deux cigarettes et qui ont cette vertu supplémentaire de ménager les pieds et la mémoire.
En voiture, je garde mon mégot éteint trois minutes et l’éprouve sur ma paume avant de le jeter par la fenêtre, je recueille ma cendre dans la main s’il n'y a pas de cendrier, garde un puissant vaporisateur d’eau dans mon bureau, noie mes cendriers avant de les vider dans la poubelle, ramasse ma cendre en humectant mon doigt de salive (dégoûtant mais très efficace), écrase longuement mes clopes en forêt, même s’il pleut des cordes. La rareté des accidents ne tient donc pas du miracle mais d’une vigilance constante qui ferait mieux, certes, de s’employer ailleurs. Aux malveillants, je précise que je ne conduis pas, que je ne travaille pas sur des machines-outils et que cette prudence arrive à point pour combattre les effets d’une distraction émolliente.
Mon sacerdoce se nourrissait de mille expériences empiriques.Un jour que je désinfectais un bobo à l’alcool à 90°, je lus sur l’étiquette « inflammable ».
Voilà qui m’étonnait : in = privatif (Tantine dixit) ; flammable = qui flambe ! L’alcool à 90°ne brûlerait pas ? Comme j’étais en âge de savoir que si les crêpes flambaient, ce n’était pas grâce à Suzette mais au cognac, je décidai de me livrer à une contre-expertise dans le laboratoire de la salle de bains. Je versai un fond d’alcool dans le lavabo et, bien penchée sur la cuvette pour ne rien manquer de l’expérience, je grattai l’allumette.« Wooooofffff. » Paniquée, je noyai le feu sous des trombes d’eau, mais l’eau flambait, le feu flottait. Bien que sûre d’incendier les égouts, je tirai la bonde : le feu mourut dans les ténèbres. Je remis la bonde, craignant un retour de flamme. flageolante, cramponnée au lavabo, suffoquée par une odeur de cochon grillé, je me regardai dans le miroir qui me renvoya une image blême,sans frange, sans sourcils et sans cils. Seuls quelques petits boulochons noirâtres et friables soulignaient les zones sinistrées.
Les amis ne sachant pourvoir à tout, il me fallait multiplier les astuces pour me fournir en objets de première nécessité : piles de transistor, par exemple. Une cousine ayant prétendu qu’un coup de chaud les regonflait, j’avais placé mon poste sur le radiateur. Bien sûr, le plastique fondit. Pour maintenir les piles en place, je devais les coincer avec des pièces d’un centime en nickel. Soit, pour deux piles, seize centimes, à savoir le prix des P4 (quatre unités de Parisiennes, la marque de cigarettes la moins chère) auxquelles j’étais réduite la plupart du temps.
Mai 68 a été une rude épreuve pour les fumeurs. Certes, on trouvait alors sous les pavés la plage, mais même sur le sable – au propre ou au figuré – les tabagistes fument. Taraudés par le spectre de la pénurie, ils se conduisirent en stockeurs de guerre. Ce n’est pas tant que les cigarettes manquaient, c’est qu’elles pouvaient manquer. Les mères de famille prévoyantes faisaient des provisions de sucre, d’huile, de conserves ; les banlieusards entassaient des jerricans d’essence ; les fumeurs emmagasinaient des cartouches de leurs cigarettes préférées.