Raphaël était un Chauffe Caillou. Le surnom que Jean, employé des espaces verts à la mairie et réunionnais d’origine, lui avait donné. Il lui avait expliqué qu’à la Réunion, on appelait ainsi les hommes qui passaient leurs journées assis au soleil sur un caillou à refaire le monde en buvant de la bière ou du rhum. Raphaël avait trouvé le surnom de « Chauffe Caillou » exotique même si, depuis longtemps, il ne refaisait plus le monde et que, depuis peu, il ne buvait plus d’alcool. Son île à lui s’appelait l’île de Versailles. Loin des tropiques et moins luxuriante, elle flottait sur l’eau juste en face de son banc.
Avec le temps, au fil de leurs voyages sur leur navire de pierre, Raphaël avait commencé à apprivoiser Arthur et à le connaître. Celui-ci parlait peu. Son regard, d'une intensité peu commune, dégageait un étrange pourvoir magnétique qui parfois lui faisait peur. Toujours la tête en l'air, le regard vers le ciel. Que cherchait-il? Que voyait-il dans les nuages? A quoi, à qui pensait-il? Il n'avait jamais voulu le lui dire.
Le jeune homme n'avait plus de père. Vers ses cinq ans, celui-ci avait brusquement disparu. Plus de trace de lui. Aucune nouvelle. Sa mère avait raconté qu'il avait fait "une bêtise" et qu'ensuite il s'était envolé pour l'Amérique latine. Elle vivait du côté de Nice mais il ne la voyait plus. Après le départ de son mari, elle avait sombré petit à petit dans la dépression et l'alcool. Avec son fils, les liens s'étaient distendus pour devenir quasi inexistants. Il avait passé sa scolarité d'adolescent en pensionnat et avait quitté l'école en première. Sa mère était, paraît-il, désormais internée en hôpital psychiatrique. Raphaël ne croyait qu'à moitié la version livrée par son ami. Son regard avait fui le sien en racontant cela. Il n'avait pas voulu répondre à ses questions.
Allongé sur le dos, il regardait le plafond. Sans force. Durant de longues heures, cette nuit, il avait en vain cherché le sommeil. Il était rare qu'il dorme aussi peu. Quand on reste éveillé longtemps la nuit, on cogite et tout devient interrogation, problème. Plus on y pense et plus les idées s'obscurcissent. Même les choses les plus simples se transforment en difficultés insurmontables.
J.-P. V. était heureux de ce qu'il avait construit. Mais au fond de lui, sans savoir le définir clairement, il sentait qu'il lui restait à accomplir la plus difficile des réalisations: lui-même. La famille retrouvée et le bonheur qu'il ressentait aujourd'hui ne lui suffisaient pas complètement. Pourquoi fallait-il que l'homme soit éternellement insatisfait?
Gascogne surprit le léger sourire de Ruiz, le sourire de celui qui reconnaissait que l'ennemi n'était peut-être pas le plus fort mais qu'à coup sûr, il était bien le plus malin. Et que les pouvoirs publics n'étaient pas au bout de leurs peines
Il avait enfin compris qu'en donnant un peu aux autres, il se donnait beaucoup à lui-même. De l'espoir, de la considération, du courage, moins de peur pour continuer.