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Critique de Musa_aka_Cthulie


Ce n'est pas que je n'aime pas les romans Gallmeister - pour l'instant, ce serait plutôt le contraire -, mais je n'apprécie guère leurs quatrièmes de couverture qui, pour le genre thriller version nature writing et intimiste, me semblent se répéter inlassablement. La dernière phrase est presque toujours du genre "Et là, c'est le drame...", ce qui donnerait à penser que tous ces romans sont des épigones les uns des autres. Je n'ai pas assez de recul pour avoir une vue d'ensemble, mais Une Histoire des loups se démarque du genre dans lequel il est censé s'insérer. Et pour le coup, je ne savais pas très bien quoi en penser après l'avoir refermé.


La narratrice, Madeline, raconte une histoire ancienne, une histoire qu'elle a vécu à 15-16 ans. Une histoire dramatique, c'est certain. Une histoire déstructurée, faite d'allers-retours dans sa mémoire, une histoire qu'elle a assimilée comme elle le pouvait, et dont le récit va être entremêlé avec d'autres. Une intrigue secondaire porte sur une affaire de pédophilie qui a eu lieu dans son lycée juste avant le début de l'intrigue principale, les autres interventions narratives s'intercalant entre les deux, mais se rapportant en général à des époques ultérieures de sa vie. Mais le drame en question, c'est le chemin qui va mener à la mort d'un petit garçon (ce qui est dévoilé dès les toutes premières pages) dont Madeline a été la baby-sitter. Attention cependant: il ne s'agit pas de la reconstitution d'un crime, du moins pas dans le sens où on l'entend habituellement.


Madeline raconte sa relation avec l'enfant , Paul, la mère, le père, famille qu'elle a d'abord observée de loin, depuis chez elle, et qui paraît idyllique comparée à celle de l'adolescente dont les parents sont, non pas maltraitants, mais négligents et très pauvres. L'environnement de Madeline serait probablement étouffant sans la nature qui l'environne et avec laquelle elle fait plus ou moins corps. Seulement, Madeline va échanger un univers étouffant contre un autre. La gentillesse de Patra, la mère de Paul, masque difficilement un malaise inhérent à cette nouvelle famille, qui semble l'accepter comme l'une des leurs. Paul lui-même adopte parfois un comportement étrange ; sans parler du père, Leo, qui apparaît bien plus tardivement mais instaure définitivement l'angoisse. Une Histoire des loups, thriller psychologique ? Pas évident de classer ce roman dans une catégorie.


Je me suis posée beaucoup de questions après la lecture, et les discussions sur Babelio avec horline et Annette55 m'ont amenée à y voir un peu plus clair, du moins à m'inciter à me lancer sur une piste interprétative. Les questions que je me posais étaient du style : "Mais pourquoi ce procédé narratif ? N'est-ce pas juste une astuce pour étoffer le texte et en faire un roman plutôt qu'une nouvelle ?", ou "Pourquoi Emily Fridlund a-t-elle écrit précisément cette histoire ?", et surtout "Qu'est-ce qu'Emily Fridlund a voulu nous dire ?" Sur la première question, horline a émis une hypothèse intéressante que je résume à peu près, mais dont je lui laisse bien entendu la genèse : Madeline, non seulement perdue au moment des faits, ne sait pas quoi faire de cette histoire qu'elle a vécu, et reste confuse au point que les liens chronologiques ne peuvent plus s'établir clairement. Il faut lire les commentaires de la critique de horline pour saisir plus subtilement ce qu'elle en dit.


Sur la seconde question, il est probable, comme le souligne Annette55, que nous n'aurons jamais la réponse (ou pas avant longtemps). Si on comprend bien la démarche de David Vann dans Sukkwan Island, roman cathartique, si on peut imaginer qu'Emily Ruskovich n'est pas étrangère au sujet de la démence précoce, il est plus difficile de deviner ce qui a amené Emily Fridlund à traiter à la fois de l'adolescence et de la négligence parentale sous cet angle précis, et d'autant plus lorsqu'on aura lu la partie "Remerciements" (qui pour une fois est dotée d'un réel intérêt). Elle y écrit notamment : "Paul est un composite fictionnel de nombreux enfants de notre nation, mais son cas n'est pas inspiré d'un enfant ou d'un procès spécifique." Là, forcément, je me dois d'ajouter un élément essentiel qui concerne l'intrigue principale : les parents de Paul sont des adeptes de la Science chrétienne, ce qui a un rôle primordial. Pourquoi Emily Fridlund a-t-elle choisi des personnages adeptes de cette religion, dont, personnellement, je ne connaissais rien ?


Je suis donc allée m'informer sur la Science chrétienne, ce qui m'a permis de comprendre certaines phrases hermétiques des parents de Paul, de découvrir que ça existe en France et que ça n'est pas classifié dans les sectes. Mais aussi de m'attaquer à ma troisième question : "Qu'est ce-ce qu'Emily Fridlund a-t-elle voulu nous dire ?", au-delà d'une simple dénonciation de certaines pratiques discutables et d'une croyance qui mènerait à la négligence parentale. La Science chrétienne professe que le Mal n'existe pas, que le Mal est une vision déformée des humains. La maladie, la douleur, le chagrin, le péché, ne sont que projections générées par la méconnaissance de Dieu - vous excuserez mon manque de rigueur dans mes explications, tout ça est très nouveau pour moi, et complètement barré, à mon humble avis. On sait que ce genre de croyances pullulent aux États-Unis, ce qui explique déjà mieux qu'une auteure américaine s'en soit servi comme toile de fond pour un roman. Mais je pense qu'il y a davantage que ça.


Un passage du livre que Madeline semble écrire pour Ann, son ancienne colocataire, m'avait titillée :
"[...] je ne lui confiai jamais ce que je pensais vraiment de la science chrétienne qui, selon moi, offre une des meilleures explications à l'origine du mal.
L'origine du mal, la voici, Ann.
Aujourd'hui je pense : c'est cette histoire-là que je veux raconter."
Je n'ai pas eu l'impression que Madeline nous expliquait tant bien que ça les origines du mal (vaste question...), mais je crois qu'Emily Fridlund a voulu écrire un roman du Mal, qu'elle a voulu s'attaquer à la littérature du Mal à sa manière. Il me semble que les allers-retours chronologiques, les intrigues imbriquées, nous montrent des personnages qui ont tous une part de mal en eux : Madeline, qui à plusieurs reprises s'adonne à la méchanceté - notamment en laissant dehors le chat de Patra qui veut rentrer chez lui, en espérant le voir s'en aller dans les bois ; Lily, la jeune fille qui accuse son professeur d'attouchements sexuels à tort ; le professeur en question, qui, s'il n'est pas passé à l'acte, aurait rêvé de faire bien pire ; les parents de Madeline, qui négligent leur fille ; Paul, qui se conduit de façon tyrannique, et joue de façon très bizarre avec une petite fille au parc ; et évidemment Leo et Patra, les parents de Paul, qui au nom d'une croyance refusent de voir la maladie de leur fils ou imaginent que Madeline est capable, par son absence de croyance, d'avoir créé cette maladie de toutes pièces. Tous jouent à un moment ou à un autre à un jeu de dominant/dominé malsain, ce que la trame narrative fait finalement ressortir. le mal est inhérent à l'espèce humaine, il peut se dévoiler chez tout le monde, à des degrés différents, pour des raisons différentes, à n'importe quel moment. Comment se dépêtrer avec notre part sombre ?


Mais si ça se trouve, j'ai trop lu Barbey d'Aurevilly...




Critique de horline :
https://www.babelio.com/livres/Fridlund-Une-histoire-des-loups/964460/critiques/1426483
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