Prendre pour héroïne une jeune fille née en 1987 permet à
Paula Fürstenberg d'évoquer la difficulté, pour la première génération "post Allemagne du Mur", à se positionner dans le monde en l'absence d'une Histoire collective claire et cohérente.
Johanna a récemment emménagé à Berlin, où elle suit une formation pour être conductrice de tram, au grand dam de sa mère qui voudrait qu'elle fasse des études. Elle-même est vétérinaire, mais n'exerce plus depuis la réunification, se contentant de faire le ménage dans un zoo, et de recueillir chez elle toutes sortes d'animaux blessés qu'elle requinque avant de les relâcher.
Le père, Jens, les a quittées quelques jours avant la chute du Mur, trop tôt pour que Johanna en ait gardé quelque souvenir, sans doute pour fuir à l'Ouest, comme le prétend sa mère, et comme semble l'attester une carte postale que le fuyard leur a envoyé quelques semaines après sa disparition, les invitant à le contacter mais ne laissant ni numéro de téléphone ni adresse pour ce faire.
Or, voilà qu'après dix-neuf ans de silence, Jens se manifeste, sous la forme d'un message l'informant qu'il se meurt d'un cancer à l'hôpital. C'est en lui rendant visite que Johanna fait la connaissance d'Antonia, sa soeur aînée, et d'un père dont elle espère obtenir enfin des explications sur les motivations qui l'ont poussé à abandonner sa plus jeune fille. Malheureusement, quelques jours après leur première rencontre, la maladie affecte la fonction langagière de Jens, et le rend muet, suscitant chez Johanna une frustration désespérée.
La jeune fille est pourtant déterminée à mener l'enquête. Elle interroge les proches de son père -Antonia, dont la version des événements familiaux de 1989 diverge étrangement de celle de la mère de Johanna, puis Hilde, l'antipathique et austère grand-mère paternelle dont elle vient également de faire la connaissance-, envisage, ainsi que le permet la maladie de Jens, de réclamer son dossier à la Stasi… mais s'oppose à de nouveaux murs, intangibles ceux-là, des murs de silence, élevés par l'ignorance ou l'incompréhension que provoque sa quête obsessionnelle d'une vérité qui sans cesse fluctue et se dérobe.
Autant que d'une histoire paternelle, c'est d'une histoire tout court dont Johanna, née dans un pays qui n'existe plus, a besoin. Son ignorance du passé l'empêche d'avoir des perspectives pour l'avenir. Mais comment construire, a fortiori comment s'approprier une histoire dont les acteurs ont fait un tabou, muselant leur mémoire pour éviter de réveiller traumatismes, regrets et vieux antagonismes, d'admettre qu'ils ont été les perdants d'une réunification qui a fait avorté leurs projets, compromis leurs carrières ?
C'est finalement la fiction qui vient au secours de Johanna. Son passé comporte des trous, à l'image de ces cartes de la RDA qu'elle collectionne, et qui laissent un espace vierge à la place de l'Allemagne de l'Ouest ? Peu importe. Elle préfère se raccrocher aux fantasmes grâce auxquels elle le reconstitue, quitte à changer de version plusieurs fois, que de laisser béer les vides du réel, et convoquer, pour panser les plaies occasionnées par le mensonge et l'ignorance, le pouvoir de la littérature.
Dotant son héroïne tout aussi égarée que déterminée d'une voix singulière et consistante,
Paula Fürstenberg déroule son récit sans fracas mais avec un sens aiguisé des nuances qui font la richesse des êtres, et nous livre un roman au charme subtil mais prégnant.
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