Roman célèbre, que j'avais commencé à lire il y a... trente ans ? sans parvenir à l'achever (mon temps était alors mité par le métier), et que sous un prétexte fallacieux (je suis à la recherche d'un roman dont il ne me reste qu'une brève note dans l'un de mes carnets, dont la seule chose que je sais est qu'un personnage se nomme Efisio ; or, le chat de Geppetto m'a affirmé que ce roman est
La Connaissance de la douleur : ce qui est faux), je viens enfin de lire dans son intégralité.
C'est un roman inachevé, de peu, (il ne lui manquerait qu'une dizaine de pages), et d'ailleurs inachevable, selon
François Wahl, l'un des deux traducteurs : comment le personnage principal, Gonzalo Pirobiturro d'Eltino, qui a beaucoup de traits communs avec l'auteur, pourrait-il être coupable de l'action abominable que le roman tend à lui prêter ? Mais, par ailleurs, comment le coupable pourrait-il être un autre que lui ? Qu'on me pardonne ces formules contournées, qui visent à ne rien divulguer de l'intrigue... Nous sommes donc dans un pays imaginaire, au pied de la Cordillère des Andes, le Maradagàl (qui a toutes les apparences de la Brianza, la région de piémont au nord de Milan où la famille
Gadda avait une villa, minutieusement décrite dans le roman), au début des années 30, au sortir d'une guerre victorieuse contre le Paradagàl (Mara contre Para : guerre de la mère contre le père ?). le héros, si l'on peut le qualifier ainsi, souffre des séquelles psychologiques de cette guerre, au cours de laquelle il a perdu un frère (comme
Gadda lui-même), et aussi d'une humeur atrabilaire qui lui rend insupportable la fréquentation de ses semblables, qu'ils soient de la bourgeoisie ou du petit peuple de péons et de lavandières qui s'insinue chez lui avec la complicité de sa mère.
Mais l'intrigue, que
Gadda conduit avec une grande désinvolture, importe assez peu. C'est un livre qui ne tient que par la langue. Elle est d'une extraordinaire invention, foisonnante, labyrinthique, mêlant tous les registres, tour à tour savante et triviale, claire et obscure, saturée d'allusions littéraires, historiques et personnelles, dont
François Wahl, dans sa belle postface, nous donne quelques clefs. Je me suis souvent plaint de la piètre qualité des traductions de romans. Celle-ci, due à
Louis Bonalumi et
François Wahl, est admirable : somptueuse, d'une extrême richesse, et même d'une folle invention, créant des néologismes dans notre langue pour remplacer ceux, très nombreux, de l'original italien, ajoutant même à l'occasion, sans déparer aucunement, quelques réjouissantes « notes du traducteur » en bas de page, dans le ton de l'auteur. Presque tout le plaisir de la lecture réside dans la langue de
Gadda – le seul, peut-être, des écrivains modernes à avoir su donner vie au vieux rêve de Faubert.
C'est aussi la limite de ce roman, ce qui fait que
Gadda est inférieur aux grands écrivains du siècle,
Claude Simon ou
Faulkner par exemple. Car les tourments du personnage principal et sa dureté dans ses rapports avec sa mère ne suffisent pas à créer un monde. Mais c'est une expérience de lecture qu'il faut avoir faite, ou plutôt vécue, une fois dans sa vie.