Baleine est un court récit de la taille d'une nouvelle, - moins d'une trentaine de pages, écrit par un certain
Paul Gadenne que je ne connaissais pas. Ce texte publié pour la première fois en 1949 par
Albert Camus dans la revue Empédocle, m'a touché par sa beauté, sa grâce, sa profondeur.
Nous sommes dans une ville de bord de mer, une station balnéaire sans doute. Nous faisons la connaissance de deux jeunes personnes, Pierre et Odile. Je les devine nonchalants, avachis sur des coussins, des canapés, presque désinvoltes, étrangers au monde qui les entoure. C'est peut-être une histoire d'amour qui commence... Ils ne savent pas encore qu'une
baleine va traverser leurs vies à jamais... Ce n'est pas rien une
baleine, ça impose...
La beauté du texte de
Paul Gadenne m'a invité à les accompagner, j'ai cheminé avec eux, porté par cette écriture ciselée comme un joyau...
Baleine, c'est le surgissement d'un monde en décomposition, celui de l'après-guerre, un monde privé d'espoir...
La rumeur s'est vite propagée : une
baleine s'est échouée sur une des plages toutes proche. Elle n'a pas survécu, elle est là dans sa gigantesque et lente pourriture... Elle est là depuis quelques jours déjà...
Odile est heureuse que Pierre l'invite à aller voir la
baleine échouée. C'est pour elle comme un conte de fée, une jubilation qui rompt l'ennui, l'invitation à venir voir le spectacle du fameux cétacé, ce n'est pas tous les jours qu'on peut voir une
baleine de près, même échouée, même pourrissante, même devenant charogne. On ne sait pas vraiment de tout cela ce qui attire Pierre et Odile, ce qui les fait se dresser soudain de la mollesse de leurs coussins, oisifs... le monstre ? L'animal venu du fond de l'océan ? L'événement inattendu où il ne se passe jamais rien dans cette station balnéaire ? Ou cette masse qui pourrit et déjà puante, d'une odeur infecte ? Qu'est-ce qui les fait réagir soudainement et venir ?
L'écriture ciselée comme une pierre précieuse est d'une beauté incroyable, pure, précise, mystérieuse en même temps, et c'est ce qui en fait aussi son charme.
La magie de cette lecture tiendrait-elle à la présence d'un cétacé ?
C'est une histoire d'altérité et le sens de ce texte prend alors peu à peu forme dans cette allégorie car, bien sûr, on n'imagine pas que tout ceci a été écrit pour seulement contempler une
baleine morte et qui va pourrir tranquillement sur le littoral.
Les mots ont cette précision et cette fausse incertitude qui nous laissent à la lisière d'un paysage presque au bord du vide... Je ne savais pas où j'allais. J'étais prêt dès les premières lignes à me perdre, à m'enivrer...
Il y a une grâce sans cesse à chaque page, - que dis-je, à chaque ligne...
Trente pages pour dire à travers une cathédrale de chair immonde et sublime en même temps, échouée sur du sable, la déchéance, la fragilité de l'existence, la vie après la vie, la vie après la guerre, ce qui peut advenir pour continuer à tenir debout dans ce désastre qui reste...
L'écriture de
Paul Gadenne est d'une grande pureté. Je ne saurais dire en quoi elle est bouleversante. Tout paraît si insignifiant, si léger, tandis que les mots de ce texte commence à nous traverser de part en part. La beauté du décor est là, l'océan déjà, et celle de l'envers du décor encore plus belle, plus tragique peut-être.
Des phrases, des dialogues se posent, inachevés, peut-être que le vent du large les emporte...
La beauté de ce récit tient aussi à son mystère, ce qu'il recèle. Ce qu'il ne dit pas, ce qu'il ne dira jamais.
Peut-être que ce texte en si peu de pages nous permet de poser la main sur la beauté de la littérature, ce qu'elle est, sa force, sa puissance sidérale en nous. Ses abymes aussi...
Cette masse qui git dans sa putréfaction devient tout simplement belle sous l'écriture par l'écriture de
Paul Gadenne, un monde à la dérive, une cathédrale blanche, béante dans sa blessure immonde, où entre le regard de Pierre et Odile, le nôtre aussi, le regard
Parce qu'à partir d'une charogne posée sur une plage, voilà une magnifique méditation sur la beauté, la beauté du monde, la seule essentielle.
L'indécision et le mystère planent sur l'endroit, les raisons, l'intrigue, on subodore une atmosphère de menace sourde, de presque fin du monde, mais tout cela est purement secondaire.
La seule question essentielle à poser devant une
baleine qui pourrit sur une plage et dont la vue nous sidère est bien celle-ci : Pourquoi ?
Pourquoi ?
Éloge de la grâce, des effondrements, éloge des renaissances...
Le texte tient à deux autres mystères. Que vont devenir Pierre et Odile au retour de la plage, dans le chemin qui fracasse les existences, dans la tourmente de la vie d'après ? Après avoir rencontré une
baleine échouée et pourrie... Et l'autre mystère, c'est nous, c'est moi : que vais-je faire non pas de ce texte mais des autres lectures à venir, puisque ce récit m'a déjà transformé... ?
Merci à Chrystèle et Sandrine qui m'ont encouragé à cheminer vers ce texte beau et rare.