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Critique de Rodin_Marcel


Gallay Claudie – "Détails d'Opalka" – Actes Sud / Babel, 2014 (ISBN 978-2-330-09696-0)

Déception.
Dans cet ouvrage qualifié de "récit" par l'auteur elle-même, Claudie Gallay tente de nous expliquer ce qui l'émeut et la touche chez ce peintre Roman Opalka. Né en 1931 à Abbeville de parents polonais qui décidèrent de rentrer en Pologne en 1935, il se trouva obligé d'exercer son art dans l'un de ces anciens pays communistes d'Europe de l'Est où il exerça la fonction de chef décorateur de l'Armée.
Dès les années soixante, il s'intègre dans le mouvement qui prône un "art conceptuel". A partir de 1965, il décide de ne plus peindre que la suite des nombres (en blanc sur fond noir) commençant depuis le "un" pour ne plus s'interrompre : chaque toile – intitulée "Détail" suivi de la tranche des nombres retranscrits –, mesure 196x135 cm (à l'exception de "cartes de voyage") : la succession des nombre vers l'infini enjambe donc les oeuvres.
A partir de 1972, il ajoute 1% de blanc dans le fond noir, de telle sorte qu'à partir de 2008 (2010 pour Claudie Gallay, cf p. 172), il peint des chiffres blancs sur fond blanc, "LE" grand classique de l'art contemporain, d'ailleurs Claudie Gallay fait allusion à la célébrissime et drôlissime pièce de théâtre "Art" de Yasmina Rezza (p. 174). A la fin de chaque toile, il prend son visage (aussi impassible que possible) en photo ; tout en peignant les nombres, il s'enregistre en train de les dire en polonais.

Libre évidemment à tout un chacun de trouver cela intéressant : après tout, nos musées d'art moderne sont remplis de variations du "carré blanc sur fond blanc" ou "rouge sur fond rouge", dans la lignée des Malevitch, Rodtchenko, Strzeminski (dont Opalka se réclame), Rothko, jusqu'à Klein ou Soulages (cités p. 97) etc, et de riches collectionneurs dépensent des fortunes pour acquérir de tels "chefs d'oeuvre" très à la mode.

Cependant, même Claudie Gallay, auteur talentueuse s'il en est, ne parvient pas à nous convaincre que le simple fait de peindre la succession des nombres depuis le "un" vers l'infini reviendrait à illustrer la fuite du temps, puisque n'importe quelle autre activité humaine s'inscrit ainsi dans le temps qui passe inexorablement : on peut se demander si elle parvient vraiment à s'en convaincre elle-même, puisqu'elle ressasse cette affirmation à plusieurs reprises sans parvenir à en fournir une explication emportant l'adhésion.
On peut également se demander à qui peut tant plaire des suites de nombres ainsi alignés sur une toile : un Macron (obsédé et borné par les chiffres) ? un banquier atteint de trouble obsessionnel compulsif ?

Il en va de même du cheminement inéluctable vers le blanc sur fond blanc : c'est devenu un tel lieu commun que cela ne mérite même plus le moindre commentaire, alors que l'auteur en fait tout un plat à plusieurs reprises, surtout pour l'autoportrait qui devient lui aussi progressivement tout blanc et est donc sensé symboliser la marche de l'individu vers sa disparition.

Entre autres postulats ressassés, l'auteur répète que ce type d'activité représenterait un effort quasi surhumain (cf ex. p. 74), surtout lorsqu'il s'agit de peindre des nombres en blanc sur fond de plus en plus blanc : l'activité en question ne représentant que quelques heures de travail par jour, il n'est pas interdit tout de même de soupçonner que le pauvre manoeuvre en train de pelleter des gravats sur un chantier (ou la pôvre caissière d'hypermarché) a un travail un peu plus harassant...

Elle revient également souvent sur le fait qu'Opalka se serait "affranchi de l'épineuse question du sujet" puisqu'à partir de 1965, il se livre à une mono-tâche intensive (pas trop quand même, cf ci-dessus). Il y a là – à mes yeux d'infâme béotien – une grosse lacune dans les explications possibles : ayant moi-même vécu de l'autre côté du "rideau de fer", là où tout artiste était étroitement surveillé et embrigadé par le pouvoir, je me demande dans quelle mesure Opalka ne s'est pas ainsi affranchi de la doxa officielle, une succession de nombres étant probablement ressentie comme "non-dangereuse" par les suppôts du "réalisme socialiste".

Viennent s'ajouter à tout cela des formules quelque peu pédantes du genre
"le peintre sculpte le temps et le temps sculpte le visage du peintre" (p. 134)
ou
"Opalka défiait la Camarde autant qu'il se soumettait à elle" (p. 135),
ainsi que des détails biographiques comme l'effroi devant la vision d'une fille poussant un landau et donc la décision de rester stérile, comme Zoran Music et Ida Barbarigo (p. 161 – l'auteur aurait du ajouter les noms des responsables européen-ne-s d'aujourd'hui, toutes et tous stériles, les Macron, Merkel, May, Renzi etc), ou encore l'allusion à Christian Boltanski (p. 94) et son île japonaise si difficile d'accès, déjà présentée dans "La beauté des jours"...
Mais nous sommes rassurés : Opalka n'a pas oublié de s'enrichir au passage, ni de goûter au "plaisir de conduire de belles voitures" (p. 66)...

Claudie Gallay nous apprend (p. 159) que ce peintre qualifiait lui-même son oeuvre de "connerie", en ajoutant "puisque la vie en est une" : voilà qui est profondément pensé...

Décidément, pour ce qui concerne la "transcription" littéraire du sentiment et de la démesure propres à l'art graphique, après le personnage d'Elstir, j'en reste pour l'instant à la "peinture" donnée par Patrick Grainville dans "L'atelier du peintre"...

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