Regardez votre couple se déliter. "
Les Riches Heures", de
Claire Gallen
LE MONDE DES LIVRES | 10.01.2013 à 12h06 Par Florent Georgesco
Une carte Michelin sur les genoux, vous filez à travers la France. Un voyant rouge. La vieille Astra vous lâche. Certains garages restent ouverts, le soir, en province. Vos vacances sont sauvées : vous repartez. le chemin de Cergy au Lavandou est long, vous y serez à l'aube, votre petite amie dort à côté de vous, elle ne verra pas ce corps étendu sur la route au milieu des camions de pompiers, près de Bourg-Argental, ni cette "grosse tache noire imbib(ant) le goudron (...), impudique comme un lit défait" ; déjà, vous ne voyez pas les mêmes choses. L'aube pointe, vous arrivez. le cauchemar peut commencer.
Vous êtes Gaëtan et Anna, vous êtes dans l'étourdissant premier roman de la journaliste
Claire Gallen, qui montre une rare capacité à faire éprouver à son lecteur chaque émotion de ses personnages, à lui donner le sentiment d'être en train de vivre ce qu'ils vivent, expérience ici fort éprouvante, mais littérairement passionnante. Gaëtan et Anna, c'est n'importe qui, des Français moyens qui n'étaient pas sûrs de partir en vacances cet été-là, faute d'argent, et qui ont trouvé un deux-pièces dans une résidence du Lavandou. C'est médiocre mais c'est la mer, et Anna tenait beaucoup à passer deux semaines à la mer. Il n'y a pas longtemps, ils n'étaient pas tout à fait comme tout le monde, il y avait de l'argent, il y en a même eu beaucoup, ils partaient loin, les vacances étaient chères, brillantes, la vie se menait à grandes guides. Peut-être étaient-ils heureux. Ils ne le sont plus.
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Car, maintenant, l'argent, la vie facile, c'est fini. C'est même pire : la justice s'intéresse de près aux affaires qui ont valu sa prospérité à Gaëtan. Il devrait s'en sortir, il n'était que le second de cette société d'investissement, mais peut-il en être sûr ? Il a inventé certaines des combines qui ont entraîné sa chute, vendu ces appartements surévalués sous prétexte de défiscalisation que les clients n'ont jamais réussi à louer, leurs crédits sur les bras, ruinés par ce qui lui rapportait tant. "Entre cupides, on se comprenait", dit-il aujourd'hui. Eux doivent penser autrement. Et si, contrairement à son patron, il échappe à la justice, il n'échappe pas à son propre jugement, qu'aucune clémence n'adoucira. Et comment échapperait-il à Anna, qui est tout ce qui lui reste ? Anna, la bourgeoise que ce fils de prolétaires voulait épater, Anna qui aimait s'entourer de belles choses, vivre dans des quartiers agréables, sortir, partir, Anna qui bientôt ne supportera plus Cergy, où ils se sont réfugiés, Anna qui dort à côté de lui quand ils arrivent au Lavandou.
DÉCHAÎNEMENT DE TRISTESSE
Le cauchemar Anna. Une histoire simple et commune, là encore. Est-ce parce qu'il l'a déçue ? Est-ce cette vie qu'il lui impose ? Peut-être se serait-elle lassée de toute façon. Dès la première journée, qu'il passe au lit, épuisé par la route, et elle à la plage, leurs vies prennent des voies parallèles. le premier soir, quand ils se retrouvent dans leur deux-pièces, ils jouent encore un peu le jeu : "Anna a répété, c'est bien ici, et j'ai dit oui à nouveau." Ce sera bien ici, oui. Mais pour Anna. Et sans lui. Une plage est un lieu amusant, quand on est une femme jeune, jolie, seule. Les soirées en boîte aussi. Ils se croiseront au dîner, lui silencieux, contemplant le désastre, elle impatiente de repartir vivre. "La nuit, j'attendais seul en pensant à d'autres filles." Quand il aura la preuve qu'au même moment elle couchait avec un autre homme, il n'y aura plus que la violence pour les unir une dernière fois, le déchaînement de tristesse et de désir inassouvi d'un homme qui entre-temps aura achevé de se détruire. "J'ai resserré plus fort les genoux autour de sa cuisse. Elle ne faisait plus de politesses à présent. Mais moi non plus." Commentaire d'Anna : "Techniquement ça s'appelle un viol."
Reprenons. Vous êtes sur la route. Anna dort. Il y a eu un accident, un cadavre sur la chaussée. D'un camion de pompiers s'élève un gémissement de bête à l'agonie. Vous comprenez tout de suite que votre vie, de ce jour-là, recèlera cette horreur, que c'est votre monde, le monde où vous avez été jeté, qui est là, devant vous. Dans votre désert du Lavandou, ces images vous obséderont, histoire souterraine avançant dans les profondeurs de celle qu'Anna vous force à écrire. Vous voudrez savoir ce qui s'est passé, qui étaient ces gens. A la fin, vous partirez à leur recherche, comme pour rejoindre la dernière réalité que vous pouvez toucher.
Claire Gallen, avec une cruauté patiente, vous a amené jusqu'au point où vous devenez, en effet, n'importe qui : un homme dépouillé de ce qu'il croyait être, et vivant désormais, seul et nu, à même la condition commune, un homme qui connaît l'aventure universelle de la destruction du bonheur, de la vie.
Les Riches Heures, de
Claire Gallen, Rouergue, 224 p., 18 €.
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