Citations sur La fabrique du consommateur (70)
Il faut comprendre la culture montante de la subjectivité par la marchandise en rapport avec l’individualisme économique et politique qui l’accompagne. Dans la société de marché, chacun est perçu comme responsable de sa réussite et de ses échecs, chacun est jugé à l’aune de ses accomplissements. C’est pourquoi au tournant du siècle, lors de la longue transition, les notions de « tempérament » et de « vertu » s’effacent au profit de celles relevant de la « personnalité ». On relève alors dans la presse et les manuels de savoir-vivre de moins en moins de célébrations de la frugalité, de l’épargne, du sens du devoir et d’autres qualités typiques de la mentalité de production, et davantage de portraits soulignant le charme, l’attraction, le magnétisme, le brillant et le charisme d’individualités exemplaires.
Avec la prolifération de l’image émerge la possibilité de se concevoir soi, non plus comme la part indissociable d’un tout communautaire, mais comme un sujet désirant, unique et inspiré du dehors à un ensemble d’appétits nouveaux. L’imagerie de masse débride la mécanique de distinction-affiliation : on peut désormais prendre comme point d’émulation, comme repère symbolique, un groupe lointain, étranger, voire purement chimérique, qui n’a d’existence réelle que dans les pages des magazines et sur les pellicules produites par Hollywood. Tous les liens entre le regard, le désir et la possession s’en trouvent transfigurés. L’individu moderne est un individu réflexif, désirant devenir différent, se transformer et s’améliorer, principalement parce qu’il a la possibilité matérielle d’exciter sa conscience par-delà le local, le banal et le quotidien. C’est bien la mutation du régime de visibilité, causée par les progrès de la reproductibilité, eux-mêmes portés par la dynamique capitaliste, qui explique l’avènement de la conscience moderne.
L’un des premiers magazines féminins français, Votre Beauté, a été créé par Eugène Schueller, fondateur et dirigeant de L’Oréal, afin de développer la demande pour ses produits cosmétiques. Dans les années 1920, Votre Beauté publie plusieurs articles sur les cheveux blancs, décrits comme un déplaisant signe de vieillesse. Ces articles côtoient alors des publicités pour les teintures. « Le feuilletage attentif de tous les numéros de la période montre que ces occurrences fabriquent une narration cohérente autour du cheveu blanc, de la vieillesse qui guette et de la femme abandonnée par son mari, narration qui s’étaie au fur et à mesure du temps. Cohérente mais non moins éclatée puisque les motifs sont éparpillés dans les différents contenus et dans les différents numéros au milieu de plusieurs autres thématiques. » Par accumulation, publicités et articles donnent forme à un macrorécit et enveloppent le lecteur dans de nouvelles normes. L’éditorial affecte les perceptions, convertit le regard, suscite une anxiété, impose la nécessité d’une correction et la publicité propose une solution – un soulagement – par le produit. Articles et publicités coécrivent un récit qui est d’autant plus cohérent et mieux coordonné que sa production est assurée par une même entreprise.
La lutte interne à la bourgeoisie pour le prestige produit de brusques appropriations d’objets suivies d’autant de rejets. Cette lutte symbolique imprime aux marchandises un mouvement de flux et de reflux. L’objet est investi par une élite, puis diffusé, par l’imitation, de proche en proche à travers toute la bourgeoisie. À mesure que l’objet « ruisselle » dans le corps social, sa signification s’en trouve métamorphosée. Reproduit, copié, l’objet devient petit-bourgeois, puis populaire. Il se retrouve finalement rejeté par l’élite qu’il dégoûte et qui, le fuyant, cherche à se resingulariser par de nouvelles pratiques de consommation. Ainsi, la course au prestige provoque à travers le corps social ce que l’on peut appeler le « ruissellement des marchandises ». À mesure que les marchandises « ruissellent », les classes sociales inférieures sont progressivement imprégnées d’une culture de consommation bourgeoise qui, se massifiant, généralise et naturalise l’économie de la valeur-signe.
Toute l’interaction sociale de l’urbanité nouvelle repose sur un jeu de regards, sur des impressions et des signes extérieurs. Cet anonymat et cette impersonnalité des relations urbaines tranchent radicalement avec la situation sociale des communautés villageoises traditionnelles. Dans ces espaces autarciques, les identités sont fixées dans l’esprit commun : les individus sont subordonnés à la longue histoire familiale et locale et les rôles et relations de chacun sont connus de tous. Imiter les classes supérieures urbaines serait dans ce contexte absolument grotesque. Mais, avec l’exode rural, l’individu peut fuir la surveillance du village, rejoindre l’anonymat de la ville et changer d’identité.
Avant l’avènement de la société de classes au XIXe siècle, le monde social semblait ordonné telle une « grande chaîne des êtres », au sein de laquelle chaque personne pouvait trouver sa place sur un continuum allant de la plus insignifiante créature jusqu’à Dieu lui-même. Cette scala naturæ légitimait l’ordre social et politique. Le système hiérarchique s’affirmait ainsi comme naturel et de toute éternité. La supériorité de la noblesse sur la roture se lisait dans le fait que les premiers étaient, sur l’échelle céleste, plus près de Dieu que les seconds. Les rangs avaient été ordonnés par la divine Providence. Sortir de la place que nous avait octroyée la création, c’était donc s’opposer à la volonté divine. Chaque être se devait d’évoluer dans un monde d’objets et de manières propres à son rang. Ainsi, des lois somptuaires signifiaient le code de consommation imposé à chaque catégorie sociale. À chaque ordre, son costume, sa demeure et sa nourriture. Consommer au-dessus de son rang, c’était se rebeller contre l’ordre naturel et commettre un péché. Le luxe affiché par la noblesse et les monarques offrait « bien moins l’expression d’une jouissance personnelle que l’accomplissement d’un devoir d’être ». Pour s’élever, le bourgeois, après avoir accumulé une fortune suffisante, devait s’anoblir et transmuter ainsi une « quantité d’avoir en qualité d’être ».
Prenons l’exemple de deux marques de déodorant des années 1990-2000, Axe et Dove, aux identités de marque diamétralement opposées. Axe est une marque aux accents parodique et machiste qui se propose aux hommes telle une arme de séduction ouvrant les voies d’une sexualité débridée (l’« effet Axe »). Dove est une marque aux accents féministes, déclarant respecter toutes les beautés, au-delà des normes et des standards. Les consommateurs achetant l’une ou l’autre de ces marques adhèrent à des discours et des imaginaires particulièrement contraires et, pourtant, ces deux marques sont la création d’un seul et même groupe, Unilever. Une grande entreprise, par l’entretien d’un portefeuille de marques varié et fourni, peut ainsi couvrir tous les segments de marché. Elle en devient symboliquement omnipotente et la prolifération, la concurrence et l’affrontement des identités sont pour elle, qui est capable d’armer tous les belligérants, une très bonne chose. Le pouvoir associatif de la marque est aussi un pouvoir dissociatif : une entreprise peut, par son activité productive, engendrer énormément de pollution, et dans le même temps, par ses efforts de communication et son sponsoring d’émissions sur la nature, être perçue comme particulièrement écologique.
Le branding est un travail d’incarnation : il permet de donner chair au producteur lointain, de lui conférer une identité, artificielle, certes, mais forte, distincte et bien implémentée dans l’imaginaire des consommateurs. La marque s’offre ainsi en remède à la dépersonnalisation du marché provoquée par l’industrialisation. Par sa médiation et ses mystifications, elle socialise artificiellement les produits, avec une efficacité et une force telles qu’elle en vient même à annihiler certaines des antiques socialités marchandes.
La liaison Paris-Marseille, par exemple, qui impliquait 359 heures de temps de transport en 1650, puis 184 en 1782, est effectuée en 13 heures en 1887.
[Au 18e siècle] Les routes ne sont pas encore ces voies d’asphalte régulières et éclairées auxquelles les Occidentaux sont aujourd’hui habitués. Les chemins sont précaires, régulièrement impraticables. À la saison des pluies, ils se transforment en d’inextricables bourbiers où s’enfoncent les hommes et les chevaux, parfois pour y mourir. Les registres paroissiaux de Chécy rapportent par exemple, en 1738, le décès d’un enfant tombé de voiture et englouti par la boue. En hiver, nombreux sont les villages confinés, pris au piège par des neiges abondantes ou des rivières qui s’épanchent. En été, lorsque les routes sont sèches, la poussière étouffe les convois, les cahots abîment les véhicules et secouent les voyageurs. Les trous qui se forment sur les routes cassent les essieux ; ils obligent à se déplacer prudemment, au pas, c’est-à-dire presque aussi lentement qu’un homme à pied. De multiples angoisses tenaillent les voyageurs : la peur des chutes et des embûches qui embourbent, des intempéries et des ténèbres qui égarent, des brigands et des bandits de grand chemin qui détroussent… Pour braver la distance et ses multiples obstacles, l’homme ne peut compter que sur la force musculaire, la sienne et celle de ses animaux. Sur les sentiers les mieux aménagés, il est possible de faire circuler la marchandise par convois, en chariot, mais là où les routes sont les plus précaires, il faut abandonner la roue et charger des bêtes de somme.