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Critique de JerCor


Après Ne Plus se mentir, pamphlet sur notre inertie face à la crise environnementale, Jean-Marc Gancille reprend la plume pour défendre la cause animale, celle qu'il défend sur le terrain quotidiennement. Nettement plus étoffé que son premier titre, Carnage présente toutefois une bibliographie encore trop peu fournie pour pouvoir prétendre peser dans le débat théorique. Mais, la conviction sincère et engagée de l'auteur, sa faculté à surmonter les positions clivantes, ainsi que sa lucidité devraient toutefois faire de ce livre une référence incontournable pour la cause animale, et potentiellement permettre une remise en cause de nos pratiques, jusqu'à interroger notre propre humanité.


Une extinction ou une extermination délibérée ?

On pourrait croire que les temps modernes tendent vers un rapprochement entre animaux et humains (animaux de compagnie, zoos, multiplication des parcs naturels, programmes de préservation des espèces...). En réalité, la modernité scelle un divorce sanglant. Carnage nous en dresse l'implacable panorama.

Rien que pour notre alimentation, selon une étude de la FAO portant sur la seule année 2012, le nombre d'animaux terrestres élevés et mis à mort dans le monde pour l'alimentation se montait à quelque 67 milliards. Des chiffres qui s'élèvent probablement à plus de 1000 milliards pour les poissons.

Encore faut-il ajouter à cela, la surpêche, les zoos, la disparition des insectes, la chasse, les déforestations, la chasse d'animaux sauvages et le trafic d'organes d'animaux.

L'essai de J.M. Gancille va tenter de comprendre pourquoi nous restons indifférents à ce massacre, pourquoi il faudrait que cela change, et comment.


Un massacre dispensable et préjudiciable

Cet état de fait est-il inéluctable ? La première objection faite aux animalistes consiste à dire que tous ces animaux ne sont pas tués pour le plaisir mais pour l'alimentation de plusieurs milliards d'individus.

L'auteur réfute cette assertion.

Le carnage a effectivement pour but principal l'alimentation humaine. Il est pourtant largement établi que les protéines animales ne sont pas nécessaires pour une alimentation saine. Bien au contraire, les risques de maladies sont multipliés par rapport à une nourriture végétale.
Mais, l'argument majeur est que l'élevage monopolise des espaces considérables : « L'élevage mobilise 80 % des surfaces agricoles en France et 70 % au niveau mondial, à travers les pâturages et les cultures destinées à l'alimentation animale (alors qu'il ne produit que 18 % des calories alimentaires et 37 % des protéines consommées dans le monde) » (p115).
Ainsi J.M. Gancille reprend les mots de Levi-Strauss : « Si l'humanité devenait intégralement végétarienne, les surfaces aujourd'hui cultivées pourraient nourrir une population doublée ».

Il faut donc comprendre qu'il en va de notre survie dans des conditions humaines de réorienter notre alimentation :

« Orienter l'agriculture vers la production végétale apporterait de nombreux bénéfices : une meilleure santé publique, une réduction de très nette des impacts écologiques de l'alimentation, la possibilité de récupérer des terres pour créer des puits de carbone et, bien sûr, une réduction drastique de la souffrance des bêtes. Pour toutes ces raisons, tuer des animaux pour le plaisir égoïste et dispensable de les manger devrait être interdit. Ceux qui considéreraient cette position comme scandaleusement liberticide devraient comprendre qu'aucune liberté ne peut découler d'une posture de domination. Mais ils devraient aussi se forcer d'imaginer combien le laisser-faire nous conduit à un monde invivable plus certainement liberticide que celui résultant du choix en conscience d'enrayer cette machine infernale d'extermination du vivant » (p164).


Malgré les rapports scientifiques, les vidéos insoutenables dans les abattoirs, le massacre continue, au grand désespoir des militants de la cause animale. Malgré un débat public intense sur la question, la consommation de viande n'a par exemple pas changé entre 2010 et aujourd'hui. Pourquoi ?

Selon J.M. Gancille, le premier frein est le travail d'invisibilisation effectué par tous les acteurs du carnage. On peut aussi voir une collusion entre ces acteurs privés et les institutions publiques, un faisceau d'intérêt solidement enchevêtrés.

A ce sujet, J.M. Gancille étrille la politique de l'actuel gouvernement :

« les avancées législatives sur la question animale sont timides et symboliques, quand elles ne sont tout simplement pas en régression. L'examen en 2018 du texte issu des états généraux de l'alimentation a vu rejeter l'ensemble des amendements favorables aux animaux, notamment ceux qui traduisaient des engagements de campagne du Président de la République (mise en place du contrôle vidéo dans les abattoirs, fin des élevages de poules en cage) et ceux relatifs aux pires pratiques d'élevage et d'abattage (fin du broyage des poussins mâles, interdiction de la castration à vif) » (p128).

On peut y ajouter les cadeaux incessants aux chasseurs, le renoncement à la lutte contre les néonicotinoïdes, etc. le plus alarmant reste toutefois la criminalisation de la cause antispéciste (cellule Demeter de la gendarmerie) et l'assimilation de toutes formes d'activisme écologique à du terrorisme.


Le paradigme de l'animalité humaine

Après avoir analysé ce qu'on pourrait appeler les causes extérieures de notre inertie, J.M. Gancille, va pointer une cause plus intime. Second mouvement de l'argumentation, la vieille conception anthropocentrique est accusée d'être à l'origine de l'indifférence générale au massacre des animaux.

L'idée est de nous rapprocher des animaux pour nous permettre de mieux les respecter. Pour cela on va mettre en avant ce qu'on appelle la sentience animale. Comme les êtres humains, les animaux sont des êtres sensibles.

Il faut ici remarquer que l'auteur est en droite ligne avec la plupart des éthiques animales qui tentent de substituer à l'anthropocentrisme un zoocentrisme. Pour cette raison, son propos prête le flanc aux critiques comme celle d'Etienne Bimbenet dans son essai le Complexe des trois singes.

On peut ainsi craindre que l'animalité de l'homme ne devienne un énoncé presque indiscutable, comme un fétiche, au détriment d'une analyse rationnelle. Non pas que l'animalité humaine soit fausse en soi. Elle est simplement incomplète. Depuis Darwin, nous avons renoncé à une définition surnaturelle de l'être humain. Doit-on pour autant croire que l'animalité épuise le sens de notre humanité ?

Le philosophe E. Bimbenet constate à juste titre que les éthiques animales ont tendance à se fonder sur les données de la biologie, primatologie, éthologie, etc., en tournant ostensiblement le dos aux sciences humaines.
Et Carnage ne déroge pas à la règle : « une autre étude de 2018 confirme que les animaux communiquent entre eux de manière similaire aux humains. La prise de parole à tour de rôle était auparavant considérée comme un élément distinguant le langage humain de la façon dont les animaux se parlent, mais ce travail de recherche a révélé que la caractéristique existe dans tout le règne animal » (p120).
Or, si J.M. Gancille s'appuie ici sur un article d'une revue généraliste (Independent.co.uk), on remarque rapidement que la distinction proposée entre langage humain et communication animale n'est que peu représentative, se cantonne à un énoncé éthologique, et ignore les thèses des sciences humaines. Ainsi, par exemple, le chercheur en sciences cognitives Peter Gärdenfors suggérait dans son Comment Homo est devenu Sapiens que ce qui démarque le langage d'une simple communication relève du symbolisme, c'est-à-dire de la possibilité de se référer à quelque chose hors du contexte dans lequel le locuteur est inscrit. Lorsqu'un primate communique avec un autre, cela peut être par exemple pour demander de l'aide pour attraper un fruit. Mais cela n'est jamais pour échanger sur un souvenir ou un rêve lointain. Dans toute communication animale, il y a toujours un intérêt immédiat ou un enjeu imminent.

Un texte majeur, évoqué par les tenants du zoocentrisme, et que cite J.M. Gancille – la Déclaration de Cambridge de 2012 – utilise des termes comme : perception consciente, comportements émotifs, niveaux de conscience quasi-humains, capacité de se livrer à des comportements intentionnels.
Or, il est patent qu'en aucun cas n'est évoquée une conscience réflexive.
Les éthiques animales mettent en avant les points communs, mais éludent les différences. Or, cette manière de procéder présente le risque de nous replonger dans une sorte de métaphysique inversée où l'on nie la spécificité humaine. A terme d'aboutir à une forme de misanthropie, dont est toutefois totalement exempt, il faut le souligner, le texte de J.M. Gancille.

On peut malgré tout accorder à l'auteur la nécessité de prendre ses distances par rapport à un anthropocentrisme nécessairement inadapté à toute envie de prendre en considération la vie animale. Il s'agit maintenant de voir comment y travailler.


Une question politique

Sur le plan juridique, le Code Civil français reconnaît, depuis 2015, l'animal comme « un être vivant et de sensibilité » (article 515-14). Pourtant, dans les faits, nous en sommes loin.

Comme dans Ne plus se mentir, J.M. Gancille appele à prendre la mesure du problème et agir en conséquence : « Le droit ne saurait en effet suffire [...] On ne réglera pas l'Holocauste animal par une énième loi, non appliquée, sur le bien-être dans les abattoirs. » (p147). Il faut à tout le moins des mesures plus fortes et plus radicales que celles tentant de simplement ménager la peine des animaux (Welfarisme 1) !

Il s'agit de tendre vers des relations moins injustes avec les animaux, leur permettre de vivre une existence pleine et entière libérée de l'assujettissement et renoncer à les mettre à mort.

Cela nécessite une rupture radicale dans notre conception du monde : considérer que les animaux sont également des sujets de droits. J.M. Gancille prend en exemple le projet porté par Sue Donaldson et Will Kymlicka dans leur ouvrage zoopolis2. En situant la question animale sur un plan politique, plutôt que moral, on ouvre des perspectives radicalement nouvelles.


Conclusion

Ce deuxième essai de J.M. Gancille invite à la remise en cause de notre quotidien. Dans un monde en proie à une crise environnementale de plus en plus aiguë, il ne s'agit pas simplement de changer de régime alimentaire, de devenir 'végan'. Il s'agit de rompre avec notre inertie face à un carnage aux proportions inouïes qui signe notre propre déshumanisation.
Au final, Carnage représente sans doute l'une des plus percutantes introductions à la philosophie animaliste et en démontre toute la pertinence dans le contexte de crise actuelle. Son auteur peut ainsi conclure :

« La cause animale n'est pas un délire d'extrémistes mais précisément l'inverse : elle est la cause de l'humanité, la clé d'une reconstruction éthique, écologique, sociale et politique potentiellement susceptibles de nous sauver de nous-mêmes » (p194)

Plus de détail sur le Blog Philo-analysis

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