La nuit ne fut pas calme…
Tenue éveillée par des quintes de toux à m'en décoller la plèvre, enfin pas tout à fait puisque ça n'a pas eu lieu, mes pensées se sont égarées, mon coeur s'est emballé à ces pensées, ma chair s'est échauffée à cet emballement, mes pensées se sont brouillées à cet échauffement, le brouillard de mon esprit s'est transformé en un sommeil troublé.
A quinze ans, j'ai rencontré un homme. Un homme charmant. Non, mais qui m'a charmée, indéniablement. Un homme de 46 ans déjà, qui m'a raconté sa vie, et quelle vie ! Son enfance, entre Russie, Pologne et France. Sa jeunesse, entre petits métiers, l'écriture et l'envie d'être publié. Puis la guerre, où l'on est héros ou pas. Il fut héros.
La promesse de l'aube. C'est la promesse qu'il m'a faite de m'éblouir souvent par sa capacité d'empathie hors du commun.
Dans le même temps, il m'a conté tout autre chose, d'une voix de petit garçon, fils de pute.
La vie devant soi. En réalité les vies. Toutes ces vies qu'il me restait à découvrir avec lui.
« le roman, c'est la fraternité : on se met dans la peau des autres. »
Merci à madame Sabbah, professeur de lettres, de nous avoir fait découvrir
Romain Gary en classe de seconde.
Romain Gary donc, m'a séduite.
Parce qu'il a des couilles, des vraies.
Un héros de la guerre, qui n'a pas peur physiquement de mourir, un mec capable aussi de se foutre de la gueule de toute la société bien-pensante avec son histoire de
pseudo qui lui a valu d'être le seul écrivain à avoir deux fois le prix Goncourt, mais là encore capable d'aller jusqu'au bout de la blague, en ne révélant la supercherie qu'à titre posthume.
De quoi en mettre plein la vue à une jeune fille de 15 ans…
« La dignité n'est pas quelque chose qui interdit l'irrespect : elle a au contraire besoin de cet acide pour révéler son authenticité. »
Bien sûr pour impressionner une midinette, quoi de mieux qu'avoir le sens de la formule, et une ironie un peu mordante, couplée à une sorte de fausse modestie, tout en se la jouant un peu Calimero.
« Elle m'a dit qu'elle avait toujours su que j'étais un salaud et que c'était même uniquement pour ça qu'elle s'était laissée faire, parce qu'avec un type bien, elle aurait eu honte. »
Puis j'ai grandi, des mecs qui ont des couilles, j'en ai rencontré, parfois des tellement grosses que ça laisse plus la place pour autre chose. C'est utile, hein, vu les trésors d'humanité que ça peut contenir, des couilles.
Mais parfois ça te menace d'étouffement dès que t'irais y mettre le nez trop près, alors dans ce cas-là ça devient dangereux parce que ça coupe tout espoir de communication saine entre un homme et une femme.
Alors j'ai continué à passer de bons moments avec
Romain Gary, plus sensible à d'autres sujets de réflexion, sur la société, avec le temps qui passe.
Très jeune dans
Education européenne et dans
le grand vestiaire, homme d'âge mûr dans
Les racines du ciel,
La tête coupable,
Les mangeurs d'étoiles, vieux dans
Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable,
L'angoisse du roi Salomon…
De quoi passer toute une vie avec lui. Et ben si c'était à refaire, j'recommencerai. Ce que j'ai fait d'ailleurs...
Parce qu'un mec capable d'une telle poésie dans son écriture, moi j'en redemande.
« J'ai fait deux mille kilomètres de bus pour arriver à Big Sur, une centaine de kilomètres de beauté fantomatique, d'une beauté à vous faire sentir devant ça comme une sorte de pollution en veston, un lieu où le grand fantôme de l'océan rencontre le fantôme de la terre dans une atmosphère brumeuse, vaporeuse, où aboient les phoques et où on a envie de faire son mea-culpa uniquement parce qu'on n'est pas eau, ciel et air. »
«
La nuit sera calme » n'est pas un roman.
Il se présente comme la transcription d'entretiens ayant eu lieu entre
François Bondy et
Romain Gary. En réalité, ces entretiens sont fictifs, c'est Gary qui a écrit les questions et les réponses.
Quel est le but si ce n'est de se faire mousser ? le but est de communiquer avec ses admirateurs, ses admiratrices, et même avec son fils, qui n'a que 11 ans à ce moment-là et à qui il sait qu'il n'aura pas l'occasion de dire certaines choses car il sera mort avant.
Il garde une certaine pudeur tout de même, pour qui veut bien y croire.
« Nous entrons là dans le domaine du « combien de fois avant le petit déjeuner », et je ne joue plus. Je me refuse à m'exprimer là-dessus verbalement. Les personnes qui sont concernées sont renseignées. C'est un domaine où le « verbal » devient toujours du godemiché, de la prothèse. Je sais que c'est très à la mode, le cul est dans le vent. Tu assistes aujourd'hui à des réunions distinguées où l'on parle en « liberté » du pile et du face, avec détails et précisions, avec inventaire, chiffres en main – c'est toujours chiffres en main, à défaut d'autre chose. »
A lire absolument pour tous les amoureux de
Romain Gary, tous ceux qui ont déjà lu pas mal de ses livres, car c'est un livre très éclairant sur son histoire personnelle, sur sa personnalité, sur ses motivations à écrire des livres, sur sa vision, très éclairée, du monde.
Romain Gary y aborde ses thèmes de prédilection.
Le « je » universel dont il semble atteint et qu'il donne souvent à ses personnages de roman. Gary se sent concerné par tous les autres hommes. Il cherche toujours à les comprendre et à se mettre à leur place.
Là aussi c'est avec ironie qu'il parle de la « barrière du langage ».
« Mais il ne faut pas trop leur parler à ces types si différents de toi, parce qu'alors ils commencent à te ressembler vachement et c'est encore une fois la même merdouille, tu te retrouves dans tes meubles. »
Sa mère exceptionnelle, bien qu'encombrante, qui lui a donné son « témoin intérieur », l'oeil qui n'est pas dans la tombe mais devant lequel on évite de faire trop de conneries pour ne pas le décevoir, qu'il soit là ou pas, et qu'il soit vivant ou mort.
Ceci l'amène à quelques réflexions, empruntes de cynisme sur Dieu.
« J'y ai réfléchi, je me souviens, quand j'avais seize-dix-sept ans en regardant ma mère se démener et je me souviens, que je suis arrivé à la conclusion que croire en Dieu, c'est calomnier Dieu, c'est un blasphème, car il n'aurait pas fait ça à une femme. Si Dieu existait, ce serait un gentleman. »
Il raconte sa vie. Pas spécialement son enfance, ou alors il passe très vite dessus, mais il parle de sa jeunesse, c'est-à-dire à partir d'une vingtaine d'années, donc vers 1934. Il parle un peu de la guerre mais ne s'étend pas non plus sur cette période. Il explique davantage tous les postes qu'il a occupés comme diplomate.
Il a une vision lucide et éclairée du monde, ce qui lui donne d'instinct une pensée politique du monde assez juste, un peu visionnaire, sur l'écologie, sur l'Europe par exemples, sur la croissance, sur les rapports entre les grandes forces dans le monde, sur l'individualisme de l'homme.
Et sa lucidité se teinte parfois d'amertume.
« Il y a aujourd'hui une extrême confusion dans la merde, due à l'abondance. le monde ne semble plus avoir le choix qu'entre le bourrage de crâne et le lavage de cerveau. Ajoute à cela ce caractère individualiste qui fait que lorsqu'on parle en politique d'un « grand homme », le Français se sent personnellement diminué, comme si on lui avait volé quelque chose. »
Il parle beaucoup aussi de Los Angeles, du cinéma, de Hollywood, avec des anecdotes, mais il en parle surtout de façon très désabusée. Sauf pour quelques-uns, comme Gary Cooper, qui a donné le titre à l'un de ses livres.
« Oui. Gary Cooper. C'était un homme vraiment viril, au sens le plus féminin du terme. Doux. Gentil. Incapable de haïr. Plein d'humour et de modestie. C'était un grand Américain. »
Il parle de la féminisation qui serait salutaire au monde. Et cette féminité, il ne la voit pas que dans les femmes, il la voit aussi dans Jésus Christ par exemple, et surtout il ne la voit pas dans toutes les femmes, n'ayant pas d'illusion sur les femmes accédant au pouvoir et qui se comportent comme des hommes pour les besoins de la cause.
« Je ne suis tout de même pas assez praline pour dire : « Il faut mettre les femmes à la place des hommes et on aura un monde nouveau. » C'est idiot, ne serait-ce que parce que la plupart des femmes agissantes, actives, ont déjà été réduites à l'était d'hommes par les besoins mêmes et les conditions de la lutte. le machismo en jupon n'est pas plus intéressant que l'autre. Je dis simplement qu'il faut donner une chance à la féminité, ce qui n'a jamais été tenté depuis que l'homme règne sur terre. »
Enfin, il parle longuement des femmes.
Et là, on ressent bien qu'avec un homme comme lui, on peut avoir sa chance, et donc ça donne envie d'y être.
« Pendant des milliers d'années, les machos, pas du tout sûrs de leurs moyens, se sont appliqués à convaincre les femmes qu'elles ne doivent pas jouir, que c'est contraire à la féminité. C'est pas élégant, c'est pas propre, c'est pas bien du tout, c'est pas Vierge-Marie, c'est pas sultan et harem, c'est pas kasher. Les hommes, bon, c'est pas leur faute, les pauvres ! La nature a fait qu'ils ne peuvent pas féconder sans jouir avant, mais les femmes peuvent très bien féconder sans jouir, et il y a même une jolie « théorie »
pseudo-populaire qui dit que la femme est plus sûre de concevoir lorsqu'elle ne jouit pas. Tout cela dispensait les machos d'être à la hauteur. On a beau être un vrai, un dur et un velu, des fois, on baise très mal, ça fait pchitt ! tout de suite, ça part, trente secondes, deux minutes, et voilà notre géant au bout de ses peines. le nombre de vrais durs qui ne durent pas ça vaut largement le nombre de femmes frigides. »
Il est abordé au détour d'une (fausse) question, le mélange des genres entre les personnages de ses romans et sa vie, dont des moments peuvent être des chapitres de romans.
Petit clin d'oeil à Emile Ajar, sûrement déjà né, puisque ces « entretiens » ont été publié en 1974, année de la publication de «
Gros câlin ».
En parlant de
gros câlins, bonne bourre…