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EAN : 9782070313525
240 pages
Gallimard (12/02/2004)
3.63/5   145 notes
Résumé :
«Après avoir signé plusieurs centaines de fois, si bien que la moquette de ma piaule était recouverte de feuilles blanches avec mon pseudo qui rampait partout, je fus pris d'une peur atroce : la signature devenait de plus en plus ferme, de plus en plus elle-même, pareille, identique, telle quelle, de plus en plus fixe. Il était là. Quelqu'un, une identité, un piège à vie, une présence d'absence, une infirmité, une difformité, une mutilation, qui prenait possession, ... >Voir plus
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Tu t'es bien moqué de moi Émile, ou Paul, ou tant d'autres noms derrière lesquels tu brouilles les pistes tout au long de ces quelques deux cents pages. Tu t'es bien moqué de moi pour m'avoir mis sous les yeux ce galimatias de fulgurances schizophréniques.

J'ai bien cru avoir à faire avec un dingo. J'avais fait confiance à la notoriété d'un Goncourisé, un certain Ajar. J'apprends qu'Ajar n'est qu'un pseudo. Qui cache un certain Paul. Paul Pavlowitch. Qui pourrait bien être encore quelqu'un d'autre. Attention un auteur peut en cacher un autre. Ne franchissez cette limite qu'après avoir regardé de tous côtés. Vous êtes cernés par les pseudos, au point que dans le corps du texte tu enfonces le clou et te fais appeler pseudo-pseudo. Faut-il y mettre la majuscule ?

Il faut être sûr de soi pour faire avaler pareille potion à un éditeur. Qui lui-même la glissera dans le gosier des tourneurs de pages crédules. Ils auront acquis cet ouvrage sur une couverture. Car en le feuilletant sur l'étal du libraire ils auront reconnu quelques formules au cynisme assassin comme ils les aiment. Comme on achète un vin sur l'étiquette. Gare au gogo ignorant des cépages et des crus, il pourrait bien avaler de la piquette.

Je m'étais régalé avec La vie devant soi, amusé d'une certaine loufoquerie avec Gros-câlin. Quand j'ai retrouvé Émile Ajar avec Pseudo, je n'ai pas hésité. J'ai bien cru y reconnaître un furieux sens de la dérision, lequel m'a rappelé un certain Romain Gary. Tu vois de qui je veux parler, un Prix Goncourt lui-aussi. Mais je me suis convaincu que tu n'aurais quand même pas osé.

Oser faire un pied de nez pareil à l'Académie, pour leur refiler un autre chef-d'oeuvre sous le manteau, subrepticement comme ça. Comme quelqu'un qui aurait le talent chevillé à l'âme aussi vrai que moi j'ai le doute. Mais Gary n'aurait jamais fait ça.

Tu t'es bien foutu de moi, mais je te pardonne. Je suis beau joueur. J'ai bien conscience que lorsqu'on est arrivé au sommet, on ne peut que redescendre. Alors forcément ça angoisse. Parce qu'un troisième prix Goncourt sous un autre pseudo, ce n'était plus possible. Tu commençais bien à te rendre compte que certains affranchis dans les milieux littéraires affichaient un sourire pincé par la suspicion. de la jalousie à n'en pas douter.

Je ne t'en veux pas parce qu'avec tout ce que tu nous avais déjà offert sous tant de masques grotesques on retrouvait toujours ce même regard insondable. On le savait scruter son intérieur obscur, en quête des mots assez forts pour nous dire à quel point ce qu'il voyait à l'extérieur lui faisait peur.
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Quand Ajar s'attaque à Gary.

Face au succès imprévu de son double littéraire Émile Ajar, Romain Gary refuse de se reconnaitre comme l'auteur de romans qui lui ont permis de se réinventer loin des préjugés associés à son oeuvre et à sa personnalité. Mais les médias demandent un visage. Gary se retrouve donc pris dans un jeu pervers auquel il mêle son petit-cousin Paul Pavlowitch, prête-visage à un Ajar que Gary aurait voulu insaisissable. Or, la parenté entre les deux hommes finit par être débusquée. le pseudo « Ajar » est-il donc bien celui de l'homme que l'on croit ? Dans ce contexte, le troisième roman d'Ajar cherche à brouiller les pistes en mettant en scène la lutte émancipatrice de Pavlowitch face à son tonton diabolique, qu'il accable de moqueries et de calomnies, accusant le pseudo humaniste fana d'éléphants d'être un vrai cynique carburant aux cigares. C'est l'affrontement entre les deux auteurs... qui n'en font qu'un. En faisant mine de recevoir les coups de son complice, Gary s'en prend en secret à lui-même, à son propre visage officiel.

Ce trouble dissociatif et l'angoisse d'être percé à jour créent ici un délire hallucinatoire. Pas étonnant que le roman soit placé sous le patronage d'Henri Michaux (auteur qui aurait lui aussi voulu garder un visage inconnu). Sous les traits de jeune homme de son personnage incarné par Paul Pavlowitch, Gary réinvente sa propre « panique d'un être jeune face à la vie devant lui », telle qu'il l'avait violemment décrite dans son tout premier roman (trop scabreux pour être publié de son vivant) « le vin des morts ». On en retrouve certains passages et motifs, notamment les « flics » grouillants et protéiformes, signes du conformisme que Gary exècre par-dessus tout.

Le Ajar-Pavlowitch fantasmé par Gary fait face à une multitude de figures autoritaires qui voudraient lui faire vivre une vie d'auteur bien rangé, une machine à « chefs d'oeuvre » qui permettent de fermer les yeux de contentement face à la souffrance et la médiocrité. Psychiatres, éditeurs, flics, dictateurs, ces figures mi réelles mi fantasmatiques paradent, attribuent des noms, des rôles. L'anarchiste Ajar se rebelle contre tout cela. Y compris contre les noms et même contre le langage qu'il court-circuite à coups de paradoxes, flottements onomastiques, leitmotivs exotiques (notamment une fixation sur Pinochet) et autres excentricités syntaxiques. Ajar ne veut « aucun rapport avec le contexte ». À force de rapports, on pourrait penser qu'il est en relation avec l'espèce humaine, donc avec Pinochet et pire encore avec Gary. Ici (et peut-être dans l'absolu ? qu'en pensez-vous chers pseudos ?), l'angoisse du pseudo, c'est de correspondre à une réalité qui est elle-même pseudo. Il accuse la vie humaine de s'être confondue avec le néant, de n'être rien de plus qu'une mystification dépourvue de valeurs, un jeu de rôles et de dupes où le jeu du romancier vient finalement rétablir une forme d'authenticité paradoxale, dans l'espoir que l'on cesse un jour de jouer à « pseudo-pseudo ». le mentir-vrai de la fiction Ajar s'érige contre les « vérités » mensongères.

« Je savais que j'étais fictif et j'ai donc pensé que j'étais peut-être doué pour la fiction. »

Le paradoxe s'affirme ainsi encore une fois comme la forme littéraire par excellence selon Romain Gary. On l'observe se débattre et se contredire dans ce jeu fictionnel, ce jeu qui est un autre, et où l'identité se perd vers l'espoir de se retrouver, de naître grâce à lui (Ajar), donc malgré lui (Gary), voire vice versa car on ne sait plus qui de Ajar ou Gary a enfanté l'autre.

« Nous sommes tous des enfants qu'on nous a fait dans le dos. »

Ajar, c'est en tout cas une revanche et une promesse du soi face au moi. L'irréductible, l'insaisissable, le monstrueux, le python qui fait des noeuds et qui se mord la queue. L'espoir de ne pas se laisser enfermer dans une identité (« une gueule », comme dira plus tard Gary en citant Gombrowicz). Et à coups d'angoisse, de délire et de pseudos Ajar casse la gueule autosatisfaite de Gary.
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Eh ! Toi ! Tu viens faire pseudo-pseudo avec moi…

- Oh, mon Dieu ! Crée moi… gémit Adam.
- Crées-toi toi-même, répondit Dieu.
Et Dieu créa la femme.
Et Adam se créa des tas d'emmerdements…



En 1937, Kacew décide de créer le Roman de sa vie.
Il extrait le vin des morts mais il a soif de reconnaissance, son talent restant dans l'ombre.
Il brûle de devenir Romain Gary de par son éducation européenne : Adieu Gary Cooper.
Monté tout en haut aux racines du ciel, il se fait à l'aube une promesse : la nuit sera calme.
En attendant, il est entré dans la danse de Gengis Cohn et tourne un peu en rond, il fait des noeuds, s'étouffe et s'éteint.
Mais il reste des braises. Alors, enchanteur, à l'occasion d'un gros câlin, il crée Emile Ajar.
Le feu reprend quelquefois dans cette nuit calme, au clair de femme, mais au-delà de cette limite, son ticket n'est plus valable, alors qu'Ajar, lui, a la vie devant soi.
C'est alors qu'il décide de faire pseudo-pseudo avec Paul-Alex Pavlowitch, couverture nécessaire au risque d'étouffer les braises.



Paul-Alex Pavlowitch fait dans ce livre le récit de la genèse d'Emile Ajar.
Schizophrène mâtiné de paranoïaque, Paul-Alex se trouve dans l'obligation d'écrire par réalisme et refus de « bêlant-lyrisme ».
Pour cette raison, il se fait soigner par différents psy qui ont pour mission de le soulager du poids du monde.

« J'ai failli pisser de joie. Je pisse toujours hors de propos. Je rêve de soulagement. »


Pavlowitch a donc toutes les raisons du monde de ne pas vouloir se faire repérer, dictatures, génocides, guerres… et il se cache derrière Emile Ajar.
Il parle souvent de Gary, « tonton Macoute », personnage cynique qui cache une fausse paternité. La fausse paternité concerne plus Ajar que Pavlowitch, mais nous ne sommes pas censé le savoir et en plus c'est un mensonge.

L'occasion dans ce livre de démentir toute forme de canular au sujet de l'écriture de « Gros câlin » et de « La vie devant soi ».
C'est bien lui, Pavlowitch, qui a écrit ces livres, n'en déplaise à tonton Macoute ou au psychiatre qui cherchent à le piéger pour qu'il continue à écrire.

« le directeur littéraire a été très gentil avec moi. Il m'a simplement dit une fois que « ça n'a pas empêché Hölderlin de faire une immense oeuvre poétique ». Je ne sais pas ce qu'il entendait par « ça ». Tout ce que je sais c'est qu'Hölderlin est resté fou près de trente ans et c'est beaucoup trop cher, comme prix littéraire. Aucune oeuvre poétique ne vaut ça. »



Roman très subtil lorsque l'on sait que Gary et Ajar ne font qu'un.
L'écriture nous emmène vraiment dans la folie supposée de l'auteur, d'un bout à l'autre.
Réflexion, au passage, sur la responsabilité, la culpabilité de l'homme en tant que représentant de l'espèce humaine, thème qui aura suivi Gary toute sa vie littéraire, donc toute sa vie.

On retrouve ici tout le sens de la formule de Gary, mais bien sûr, il est sûrement plus facile de le voir une fois que l'on sait qu'il s'agit bien de Gary.

« - Allons, allons. Les fous, oui. Il y a surtout des millions de gens qui gardent le silence parce qu'ils ont toute leur raison et ils savent que ce n'est pas la peine d'appeler au secours. Que c'est même dangereux, il y aurait des représailles. »

Et la folie de ce livre ressort bien plus quand on sait que Kacew s'était enfermé dans Gary, lui-même enfermant Ajar, mais secrètement.

« Il faut se lever tôt pour m'avoir. Malheureusement, le jour se lève tôt. »

Malheureusement, oui…

« Ceci est mon dernier livre. » conclut Pavlowitch-Ajar-Gary-Kacew.
Cet homme est-il digne de confiance ?





Un petit air, pour l'océan et parce qu'il repose l'esprit…

« Sittin in the morning sun,
I'll be sittin' when the evening come,
Watching the ships roll in,
And I'll watch 'em roll away again, yeah,
I'm sittin' on the dock of the bay,
Watching the tide roll away, ouh,
I'm just sittin' on the dock of the bay,
Wasting time.
[…]”

Extrait de “Sitting on the dock of the bay”, Ottis Redding :
https://www.youtube.com/watch?v=PyxLaHmOaYM
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Est-ce Paul Pavlowitch qui se prend pour Emile Ajar ou Emile Ajar qui se prend pour Romain Gary ? Virtuose mascarade.
Pour le lecteur de 1976, Pseudo est peut-être un moyen de lever le voile et de confirmer qu'Emile Ajar est bien le nom de plume de Paul Pavlowitch. Mais pour le lecteur d'après 1981, c'est plutôt Romain Gary qui prend la plume pour se disculper d'être Emile Ajar, et ce faisant, contribue à légitimer l'existence controversée du même Emile Ajar. Schizophrénie totale.
Dans cette spirale infernale, on ne sait plus qui est qui, qui est créateur, qui est créature, les miroirs ne renvoyant que reflets masqués et non conformes. Tout se mêle, les liens familiaux, les liens littéraires, les parentés et les inimitiés, le père qu'on voudrait tuer, le double qu'on voudrait renier, le lecteur qu'on voudrait semer. Avec ce talent qui est le sien (mais de qui, au juste ?), l'auteur donne à chaque phrase ou presque une double lecture possible, à chaque signe, une correspondance, dans une mise en abyme de l'écriture où les personnages eux-mêmes se livrent à l'activité de "pseudo-pseudo" dont on ne sait pas très bien en quoi elle consiste : faire semblant qu'on est un autre ? Ne pas révéler qu'on n'est qu'un seul ?
Emile Ajar, qui signe ce livre, reconnaît qu'il n'est qu'un pseudo. Pourtant, il essaie de vivre et de montrer sa réalité, ou comment il s'est emparé de l'âme de Paul Pavlowitch. C'est donc Romain Gary se faisant appeler Emile Ajar, qui serait le pseudo de Paul Pavlowitch, qu'il aurait choisi pour mieux renier son oncle auteur, Romain Gary. Un vertige me prend pour ne plus me quitter. La folie guette. J'aime beaucoup.
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Pseudo, tout est dit dans le titre, tout est clair et Ajar a enfin mis à jour son dédoublement de personnalité avec ce livre. Et quelle pépite merveilleuse!!
Il faut s'accrocher pour le suivre à la lecture, entre les moments de lucidité et les égarements délirants, on est plutôt bien tenus et sans ennui loin s'en faut.
Plein de sarcasmes qui m'ont fait sourire et même rire plus d'une fois, les métaphores sont plus que réalistes et franchement la folie qui habitait notre narrateur valait la peine d'être lue et qu'on y passe un bon moment. Ce n'est pas donné à tout le monde d'aller faire un séjour au Danemark en internement psychiatrique et de défier tous ces médecins qui essayent de toujours tout décrypter au moindre mouvement.
Entre les crises dépressives, la paranoïa ou encore ses crises de pythonisme, franchement Pavlowitch, notre narrateur est plus que décérébré.
Mais on sent bien à la lecture que l'auteur avait plein de choses à nous dire concernant les dérives de cette société, à chacun d'en comprendre les subtilités qu'il nous a glissées.
En résumé, pas si dingo que ça le gars!!


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Citations et extraits (61) Voir plus Ajouter une citation
Le lendemain, je me promenais avec mon python en laisse dans les rues de Cahors, tranquillement. Gros-Câlin se faufilait sans chercher de crasses à personne, empruntait les passages cloutés, respectait les feux rouges, était parfaitement en règle, quoi. Mais il y avait là un flic qui passait et qu’est-ce qu’il fait ? Il marche sur mon python, délibérément. Exprès, il l’a fait, ce salaud-là. Le pied dessus, dès qu’il a vu que c’était un python, par horreur des marginaux et des non-conformistes. J’objectai.

— Nom de Dieu ! Vous l’avez fait exprès !

Il parut étonné.

— Qu’est-ce que j’ai fait exprès ?

— Vous avez marché sur mon python.

Alors là, il faisait vraiment celui qui ne comprenait plus. C’est comédien, ces mecs-là, c’est pas croyable.

— Quel python ?

— Comment quel python ? Celui-là.

Je montrai Gros-Câlin du doigt.

— Je me promène tranquillement avec mon python en laisse et vous lui marchez dessus, parce qu’il n’est pas de chez nous.

Le flic regardait à mes pieds. Il était devenu tout rouge.

— Il n’y a pas de python ici, dit-il avec une fausse assurance, car c’est traître.

Gros-Câlin faisait semblant de se lécher la bosse que le flic lui avait faite.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas un python ?

— Merde, dit le flic, car il avait du langage. Il n’y a pas de python à Cahors. On n’est pas en Afrique, ici.

— C’est ça, les Africains dehors, hein ? Dès que vous avez vu mon python, vous lui avez marché sur la gueule, par racisme.

— Nom de Dieu, dit le flic simplement, car il ne faut pas croire, ils respectent leur patron.

Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là ? Il sort un sifflet de sa poche, mais le sifflet n’a pas vu mon python non plus. Il l’a dit à haute et intelligible voix, pour faux témoignage :

— Il n’y a pas de python ici.

Les sifflets ne parlent pas et c’était une provocation policière si grossière que je n’ai fait ni une ni deux. Je ne suis pas un violent mais quand les sifflets se mettent à nier l’existence des pythons à Cahors, c’est un comportement tellement aberrant, avec insinuation de démence à votre égard, qu’il y a de quoi se foutre en rogne.

Et qu’est-ce qu’il fait, ce salaud-là, après le gnon qu’il a reçu ? Il sort un autre flic de sa poche, qui en sort un troisième, et en un clin d’œil ça s’est mis à grouiller de flics complètement dingues autour de moi qui se dévissaient et laissaient sortir d’autres flics de l’intérieur et ça s’est mis à grouiller autour de moi de pythons qui niaient l’existence de pythons, ça s’est mis à grouiller et à se propager et à se répandre et à m’enserrer et à m’entreprendre et à grandir et à se multiplier et je me suis senti à l’échelle mondiale et j’ai eu une telle peur que je me suis mis à hurler et à appeler Pinochet à mon secours mais il n’y a pas de bon Dieu.
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Il me fallait à présent un autre sujet pour me défendre et évacuer. Or, comme chacun sait, il y a crise de sujets. Ce n’est pas qu’il en manque, grâce à Dieu, mais la plupart ont déjà été traités. Il y en a aussi dont je ne voulais à aucun prix, parce qu’ils infectent. Je ne parle même pas du Chili, comment s’en débarrasser par un roman. Ils ont de très bons écrivains en Amérique du Sud, ils s’en occupent. Il y avait les six millions de Juifs exterminés mais c’était déjà fait. Il y avait les camps soviétiques, l’archipel Goulag, mais il fallait éviter la facilité. Il y a eu la guerre du Bangladesh, avec deux cent mille femmes violées, ce qui aurait permis au livre d’avoir un petit côté sexy légitime, mais ce n’était plus d’actualité, ça s’est passé trop vite. Il y avait la condition des Noirs américains, mais les écrivains noirs américains se foutent en rogne quand on leur vole leurs sujets. Il y avait les famines, la corruption, les massacres, le déshonneur et la folie en Afrique, mais on ne peut pas en parler, parce que ce serait raciste. Il y avait les droits de l’homme un peu partout, mais ça faisait rigoler. Il y avait l’arme nucléaire, mais c’était la seule chose que l’URSS, les États-Unis, la Chine et la France ont de commun et je ne pouvais quand même pas écrire contre la fraternité, il faut de l’espoir. Il y avait les Tziganes génocidés, dont on avait peu parlé, mais la documentation avait disparu dans les chambres à gaz. Il y avait l’ONU, mais c’était quand même trop dégueulasse. Il y avait la liberté mais René Clair en avait déjà fait un film comique. Il y avait des océans d’angoisse, de sang et d’horreur partout, mais des milliers d’écrivains étaient déjà dessus. Il y avait évidemment le silence, mais il n’y a pas plus coupable.
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Schizo comme pas possible, et génétique, au nom du Père, de la Mère et du Fils : puant d’un côté, il se mettait à rayonner de sainteté de l’autre et, avec du sang plein la gueule, il lui venait en même temps des poèmes d’amour là où normalement il n’y aurait dû y avoir que sa bestialité foncière. Il réussissait parfois, dans un prodigieux effort de vérité, à avoir un trou du cul à la place d’un orifice buccal, mais là, donc, où normalement il n’y aurait dû y avoir que de la merde, il lui sortait comme chez d’habiles fumeurs des auréoles de sainteté, de beauté et de martyr, qu’il utilisait aussitôt habilement pour cacher ses infamies. Il faisait des chefs-d’œuvre avec des gargouillements d’agonie, et avec la puanteur de son souffle, il fabriquait des canulars qui dégorgeaient une odeur que l’on aurait pu qualifier d’immortelle, si ce mot n’avait pas tant servi à lécher le cul de la mort.
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J'avais peur d'aller à Paris à cause des passages cloutés. Étant donné la nature au volant, c'est sur les passages cloutés que l'on a le plus de chance d'être écrasé. C'est étroit, bien défini et le gars au volant peut viser juste.
Et puis il y a les feux verts qui cherchent à vous baiser, en vous encourageant à traverser pour vous piéger. Moi je traverse toujours au feu rouge.
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Alyette avait passé une licence de lettres pour devenir vendeuse au Prisunic, et puis, sur mes conseils, elle est devenue reine d’Espagne et avait ainsi la sécurité sociale. Je lui ai donné des cours d’histoire d’Espagne pendant trois mois, pour la préparer, parce que les hôpitaux psychiatriques sont encombrés et il y a sélection. J’étais alors plombier, maçon, colleur d’affiches, puisque le travail vous rend ce qu’il y a de plus pseudo et de moins perceptible. On donne satisfaction. Tout cela en attendant, car je suis sûr que le cerveau aura son 1789.
Grâce à mon expérience et à mes encouragements, Alyette est donc d’abord devenue reine d’Espagne et puis simple princesse : nous avions découvert que les reines d’Espagne étaient soumises à un Grand Cérémonial, une Étiquette et un Protocole implacables. C’était trop con de se fourrer délibérément dans quelque chose d’aussi compliqué.
Quand la Sécurité sociale en avait marre ou que Tonton Macoute se foutait en rogne à cause de nos frais de clinique, Annie allait travailler comme monteuse de films, parce que c’était quand même encore du cinéma. J’ai fait vingt métiers les uns plus inaperçus que les autres, je me faisait bien voir. On a eu une petite fille mais on ne la montrait pas tellement : c’était une enfant parfaitement normale, et cela risquait de jeter sur mon pseudo-pseudo et sur ma princesse une ombre de suspicion. Je m’étais mis d’accord avec Tonton Macoute que j’avais seulement trois semaines de clinique par an, et pas un jour de plus. C’était avant le Danemark, avant ma grande crise d’authenticité. Je n’avais donc que trois semaines par an pour m’entraîner, regarder autour de moi, apprendre et me préparer.
J’avais acheté un python et je l’observais attentivement pour mon premier ouvrage documentaire, Gros-Câlin, mais ce salaud-là se fourrait dans des coins impossibles et disparaissait à vue d’oeil, parce qu’il ne voulait pas donner naissance à une œuvre littéraire.
En dépit de notre accord quant à ces trois semaines de clinique par an, j’ai pu resquiller dix jours supplémentaires, grâce à mon python, justement. A ce moment-là, je n’avais plus un rond, Annie ne trouvait pas de film à monter, à cause de la crise de l’imagination, et je n’avais aucune envie de me muer en plombier ou éboueur.
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"Un monument ! Une biographie indispensable pour (re) découvrir Romain Gary, cet auteur incroyable ! " - Gérard Collard.
Dans le Jongleur, Agata Tuszyska peint un portrait unique de Romain Gary, unique auteur à avoir reçu deux fois le Prix Goncourt (pour Les Racines du Ciel et La Vie devant soi), diplomate, scénariste, pilote de guerre, voyageur; et montre comment son personnage va au-delà des limites de la pirouette artistique et des responsabilités humaines.
À retrouver en librairie et sur lagriffenoire.com https://lagriffenoire.com/le-jongleur.html
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