Aurais-je un problème avec
Romain Gary ? Angoissante question... En tous cas, jusqu'aux vingt dernières pages d'
Éducation européenne, j'étais décidé à ne rien écrire sur cette lecture, me sentant peu légitime pour dire du mal d'un tel auteur après avoir déjà émis des réserves dans ma note consacrée aux Racines du ciel...
Heureusement, il y a eu les vingt dernières pages.
Ce roman de guerre a pour sujet la survie dramatique des partisans au coeur de la forêt polonaise, au moment où se déroule plus à l'est la bataille de Stalingrad. le récit s'attache à un garçon dont le père a été tué par les Allemands et dont la mère a été jetée dans un bordel de campagne par l'envahisseur. Janek a quatorze ans lorsqu'il arrive chez les partisans, soit l'âge qu'avait
Romain Gary lorsqu'il quitta la Pologne pour la France. Contrairement à l'auteur, le personnage n'aura pas la chance de faire des études : son éducation, « l'éducation européenne » du titre, ne sera pas celle des grandes écoles et universités, mais celle de la fraternité d'armes au sein de la forêt, et puis celle du froid, de la famine, et surtout de la mort : la mort de ses proches et la mort que l'on donne, au couteau, au fusil ou à la dynamite. A la fin, Janek est parfaitement éduqué : « tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c'est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait ». Un homme qui porte un autre uniforme et qui ne se définit plus que par la couleur de celui-ci : à la fin, ceux que l'on tue ne sont plus des Allemands, mais simplement des « feldgraus ».
Romain Gary ne s'exonère pas lui-même de cette vérité, et son livre témoigne aussi de ses doutes, lui qui fit la guerre dans des équipages de bombardiers au-dessus de l'Allemagne : l'éducation européenne, dit-il, c'est « lorsque toi-même tu tues quelqu'un au nom de quelque chose d'important, ou lorsque tu crèves de faim, ou lorsque tu rases une ville ». Cette vision saisissante, qui court en filigrane au long du récit et donne tout son sens au dénouement, est ce qui sauve définitivement le livre.
D'autres aspects sont réussis, il faut bien le reconnaître : la vie des partisans au fond de la forêt est bien éloignée des trompettes de la gloire que l'on entend souvent retentir sur de tels sujets. Ce tableau âpre est d'une grande force, quand bien même Gary n'a pas fait cette guerre-là.
Mais si l'on se plonge dans ce roman, il faut être conscient de ses déséquilibres. Certains sont probablement dûs aux circonstances de son écriture, durant la guerre, entre des missions de bombardements dont chacune pouvait être la dernière. D'autres aspects accusent parfois leur âge, en donnant l'impression que le livre a été un peu construit de bric et de broc, avec l'adjonction de ces contes et récits faits par les personnages lors des veillées d'hiver. Censés ouvrir sur d'autres points de vue (et notamment ceux des Allemands), ils m'ont paru artificiels et n'apportent pas grand chose au propos.
A mes yeux, pourtant, la faiblesse principale du livre est postérieure à sa première écriture : il s'agit de l'introduction dans le récit de la figure mythique du Partisan Nadejda, rajoutée par l'auteur lors du remaniement du texte pour l'édition Gallimard de 1956. J'ai appris que ce personnage symbolisant l'esprit de résistance serait un hommage à la figure gaullienne, revisitée ici sous l'angle fantasmagorique de l'âme slave. Pourquoi pas, après tout ? Durant ma lecture, néanmoins, j'ai pensé à chaque fois que l'irruption de Nadejda était complètement factice et qu'elle tirait l'histoire vers les clichés faciles. Par ricochet, surtout, cette croyance que partagent l'ensemble des partisans leur confère une naïveté qui ne cadre guère avec leur tempérament, âme slave ou pas. Cet affleurement du merveilleux dans un récit situé à ses antipodes sent beaucoup trop le procédé, au point que j'ai failli abandonner le livre. Je m'interroge encore sur les raisons qui ont poussé l'auteur à bousculer ainsi son histoire a posteriori afin d'y insérer cet intrus. Comme quoi, ce n'est peut-être pas toujours avec le recul du temps qu'on a la vision la plus pertinente d'un sujet.