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Critique de HordeDuContrevent


Les auteurs qui osent se renouveler en abordant des styles dans lesquels on ne les attend pas forcent le respect. Ces auteurs prennent le risque de déstabiliser leur lectorat habituel et de s'attirer les fourches caudines des aficionados du style abordé, c'est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit d'un style clivant comme peut l'être la science-fiction. Mais c'est en même temps pour un écrivain c'est une façon de se remettre en cause, de relever un défi, de trouver de nouvelles sources de motivation et de créativité.

Laurent Gaudé a osé, « Chien 51 » est en effet un livre de science-fiction, sa première dystopie dans laquelle, une fois le décor planté, il fait vivre avec efficacité une enquête policière. Je trouve le pari totalement réussi tant le livre est bien construit, intéressant et prenant. Il faut dire que Laurent Gaudé n'a pas fait preuve d'une imagination totalement farfelue pour planter le décor de son livre, il s'est appuyé sur notre réalité et a poussé le curseur juste un peu plus loin.

Imaginez un peu…

Imaginez qu'un pays en faillite, comme la Grèce il y a quelques années, soit purement et simplement racheté par une grosse firme multinationale en contrepartie d'en assurer la gestion, de faire travailler ses habitants, devenus des « cilariés », mélange de citoyens et de salariés. Une privatisation au cours de laquelle l'État disparaitrait. Farfelu ? Pas tant que ça lorsque nous voyons le pouvoir croissant que certaines grosses entreprises planétaires ont et dont elles abusent pour influencer de façon de plus en plus inquiétante les États.

Imaginez un monde dans lequel le climat soit totalement déréglé de sorte que des tempêtes terribles puissent se déchainer subitement, de sorte que les températures soient extrêmes, et où la pluie soit une pluie acide et jaune sous laquelle il n'est pas bon de chanter de façon primesautière. Farfelu ? Cela se passe de commentaire.

Imaginez, dans un tel pays géré par une firme multinationale, la mise en place d'une politique de zonage. Les rares personnes les plus éminentes (hommes et femmes politiques notamment) vivraient dans la zone 1, zone idyllique et luxueuse protégée totalement de l'extérieur par un dôme climatique, les personnes diplômées (ingénieurs, médecins, cadres par exemple), elles, seraient immédiatement invitées à signer un contrat d'embauche pour une durée de dix ans renouvelables. Ils auraient ainsi le fameux statut de « cilariés » et vivraient en zone 2, zone au calme relatif protégée de l'extérieur elle aussi par un immense dôme climatique. Les personnes non qualifiées mais qui avaient un travail dans le pays racheté seraient invitées à rejoindre la zone 3, une immense zone suburbaine ouvrière où les immeubles délabrées côtoient les nouvelles constructions à logement intensif. Une zone pauvre, sans végétation, truffée de terrains vagues à la chaleur écrasante. Une zone 3 sans dôme climatique. Quant aux chétifs, aux délinquants, aux prisonniers, eux seraient tout simplement rejetés de la mégalopole, déportés on ne sait où. Des zones bien délimitées séparées par des check-point. Farfelu ? Pas tant que ça, ce serait ramener au niveau local l'existence des inégalités que nous avons déjà tant et tant exploitées au niveau mondial, faisant des peuples les plus pauvres des cobayes pour les plus riches.

Imaginez un jeu de loterie qui promet à un résident de la zone 3 de devenir habitant de la zone 2. Ce jeu appelé « Destiny » permettrait de maintenir l'espoir des plus démunis, n'empêchant pas cependant des périodes d'émeutes revendiquant la fin des zones, l'addition des zones 2 et 3, la disparition des check-points.

Imaginez enfin une technologie médicale permettant à quelques rares élus de la zone 1, les Honorables, de bénéficier d'une greffe permettant de vivre plus longtemps, de n'avoir pas de maladie, d'usure lié à l'âge. Une technologie qui vaudrait de l'or et qui susciterait quelques convoitises. Pas si farfelu, n'est-ce pas ?

Voilà le décor visionnaire planté par Laurent Gaudé dans lequel nous allons rencontrer Zem Sparak, un « chien », à savoir un policier déclassé de la zone 3. Il vient De Grèce et a vécu ce moment terrible où son pays, qui n'existe plus, a été racheté par la firme GoldTex. C'est une personne amère et sombre qui a tout perdu, famille, amis, amour, qui n'a pas réussi à empêcher la dislocation de son pays malgré son engagement, et qui vit avec la honte d'une terrible trahison faite juste avant son départ. Un matin, en pleine zone 3, il découvre sur un terrain vague un corps retrouvé ouvert le long du sternum, éventré tel un poisson vidé de ses entrailles. L'homme mort venait de la zone 2. Placé sous la tutelle d'une inspectrice de la zone 2, Salia, il se lance dans une longue investigation.
Durant ses seuls moments de répit, la nuit, Zem va retrouver les images chéries de sa Grèce natale grâce à la technologie Okios, aussi addictive que l'opium.
Le binôme va peu à peu remonter la piste du meurtrier, au prix de leur santé, au prix de leur vie.

« C'est ce soir-là qu'il avait eu, pour la première fois, l'impression d'être un oeil. Il était immobile et laissait venir à lui toutes ces ombres, petits travailleurs, vieillards alcooliques, enfants mal lavés, femmes éreintées par la course des jours. Il les regardait et il lui sembla qie c'était pour être là, parmi eux, qu'il avait fait ce long chemin depuis la Grèce : arriver jusqu'à cette place des Feux et être celui qui contemple ceux qu'on ne voit pas. Peut-être était-ce à cela qu'il était destiné : être l'oeil qui voit les masses éreintées ? Non pas pour les protéger mais pour que l'oubli ne tombe pas sur leur vie. Pour que lorsqu'un d'entre eux mourrait assassiné, il soit fait promesse de trouver le meurtrier, de réparer le scandale. C'est à cela qu'il allait donner sa vie ».


Pays privatisés, sélection et zonage des cilariés, technologies invasives, dérèglement climatique, c'est dans ce décor glaçant que Laurent Gaudé déroule de main de maître une enquête policière haletante et sombre, empreinte de nostalgie pour ce qui fut, souvenirs précieux et lumineux telles des étoiles porteuses d'espoir en ce monde menacé devenu menaçant. L'écriture est belle, fluide. L'intrigue est bien menée et les personnages, notamment Zem Sparak, de plus en plus attachant. Une très bonne surprise que cette intrusion dans le monde de la SF, du polar SF, par un Laurent Gaudé bien inspiré !
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