Je découvre l'auteur et ce livre déjà ancien mais malheureusement toujours d'actualité, et je sens que les traces de cette lecture en moi vont rester vivaces.
La première qualité de ce recit/conte est de nous faire rencontrer des hommes (et une femme) dans l'épaisseur de leur humanité, la complexité de leur vécu, de leurs rêves, de leur désespoir, là où le traitement médiatique "des migrants" est dépersonnalisant, qu'il soit voyeuriste et larmoyant ou froidement statistique.
Donc, nous allons suivre les itinéraires croisés du commandant Piracci et de quelques candidats à "l'
Eldorado" et, en particulier Soleiman et Boubakar, et mesurer l'enfer qu'il faut traverser pour espérer échapper à sa condition misérable et atteindre ce fameux
Eldorado.
Mais ce qui m'a le plus intéressée c'est la conscience aiguë de ce que l'on doit ( ou que l'on serait amené à) abandonner de soi-même, de sa propre humanité, avec le risque de se perdre soi-même :
"Je lui promets d'oublier qui je suis. D'oublier que cela fait huit mois qu'il veille sur moi. le temps de l'assaut, nous allons devenir des bêtes. Et cela, peut-être, fait partie du voyage. Nous éprouverons la violence et la cécité. La fraternité est restée dans le bois. Nous lui tournons le dos.... Il n'y a pas que les difficultés que nous rencontrons, l'argent à trouver, les passeurs, les policiers marocains, la faim et le froid. Il n'y a pas que cela, il y a ce que nous devenons. Je voudrais demander à Boubakar si, une fois passés de l'autre côté, nous nous apercevrons que nous sommes devenus laids... Je me pose cette question: si je réussis à passer, qui sera l'homme de l'autre côté ? Et est-ce que je le reconnaitrai ?"
Et, symétriquement, Salvatore Piracci, dont nous avions vu l'acharnement à sauver les migrants abandonnés à leur sort au large de Lampedusa, prendre conscience du caractère vain de ce sauvetage si c'était pour les remettre aux autorités qui les renverraient d'où ils venaient. Et les décisions radicales qu'il va en tirer en abandonnant tout de sa vie et en allant jusqu'à se retrouver dans la situation d'extrême dénuement, d'abandon et d'exil de ceux-ci.
La fin du roman nous laisse une note d'espoir quant à la victoire en chacun des valeurs d'humanité sur la violence et la cruauté qui pourraient naître du désespoir .
Vous l'aurez compris, si ce livre est court, les réflexions qu'il enclenche sont beaucoup plus durables.