Citations sur Pour seul cortège (96)
Pourquoi ne peut-elle pas disparaitre dans ce temple suspendu qu’elle aime et qu’elle a choisi parce qu’il est aux confins du royaume, dans cette région de l’Arie où l’herbe des plaines givre à l’aube et fait, sous le pied, un bruit sec de branchage qui casse.
Il faut choisir son camp et tout choix est une trahison.
Elle regarde ce petit groupe d'hommes où Macédoniens, Nubiens, Perses sont mélangés et elle pense à Alexandre. De son vivant, il n'a probablement jamais imaginé que ce seraient eux, sa dernière garde.
Elle se souvient d’Héphaistion qui lui parlait de la beauté de l’Egypte : « Les hommes, là-bas», disait-il, «ont la beauté des chats, et le silence est vaste.»
Elle se demande si elle va désormais passer sa vie sur les routes de l’Empire, accompagnant un cortège qui sera sans cesse pris et repris, volé, saccagé, jusqu’à ce que le nom d’Alexandre ne dise plus rien à personne et qu’elle puisse enfin être en paix.
Des pas résonnent dans le couloir. Les diadoques arrivent. Ils sont tous là, les compagnons d'Alexandre, ceux de toujours, en grand habit d’apparat... Ils avancent tous, visages fermés, poings serrés sous les toges. Tout se joue maintenant... Lorsque les portes de la grande salle se referment, un silence profond tombe sur le palais, Babylone et l'Empire. La succession vient de commencer et personne, à cet instant, ne peut savoir qui vivra et qui périra.
L'alcool lui fait tourner la tête. Il sent les regards sur lui. Personne n'a remarqué qu'il a été traversé de douleur mais tout le monde s'aperçoit qu'il est saoul. Les visages qui l'entourent changent. Il leur fait peur lorsqu'il est ivre. Depuis le banquet de Samarkand où il a tué de ses propres mains son frère de sang Cleithos, ils blêmissent lorsqu'ils le voient perdre conscience dans le vin.
Elle se tourne vers les prêtres et leur demande : « avez-vous déjà donné le safran au vent ? » Elle voit, dans l’agitation qui suit sa question, qu’ils ont oublié, que la venue du cortège les a distraits et que personne n’a songé à la cérémonie de l’épice. Elle baisse la tête alors. Elle pense que les dieux ont faim, qu’ils veulent une proie, que personne n’a pensé à calmer leur appétit. C’est bien ce qu’elle a senti. Il flotte dans l’air, autour d’eux, une menace. Les dieux cherchent une vie à dévorer. C’est bien. Il est normal que ce soit elle.
C'est leur mission à elles [les pleureuses] : porter la douleur à travers le monde et elles se serrent pour ne pas l'oublier, car si elles cèdent à l'inquiétude, si elles se posent des questions et lèvent les yeux sur le monde, alors elles redeviendront des femmes qui ont peur de la guerre qui gronde, qui ont mal de ces milliers de stades parcourus, et elles pleureront avec moins de force et le cortège ne sera plus cette boule dure de deuil qui traverse la pays. Si elles cèdent, Alexandre sera oublié. (...) tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l'Empire, par son absence mais c'est une façon de le tenir. Si elles ne pleurent plus, tous penseront que le temps du deuil est révolu et alors ils se jetteront les uns sur les autres. (p. 111)
« “Peut-être n’ai-je été mise au monde que pour pleurer.” Pleureuse de son père d’abord, puis d’Héphaïstion et d’Alexandre. Pleureuse d’un monde englouti. » (p. 107)