Dans les pas des travaux de
Roger Bastide sur la
sociologie des maladies mentales (années 1960-80) et dans une démarche interdisciplinaire qui se situe à cheval entre la sociologie et la psychanalyse, cet essai pose la thèse que la névrose – au sens psychosexuel freudien – peut avoir une étiologie sociologique lorsqu'elle dérive d'une trajectoire de changement de classe sociale, qu'elle soit en promotion ou en régression. En effet, dans les deux sens, le déplacement social provoque des conflits intrapsychiques en relation avec le projet parental surtout lorsque l'identité sociale de l'individu est en contradiction avec l'histoire familiale (ou plus exactement avec son récit) y compris au sein du couple (dont l'endogamie sociale demeure très prédominante).
La démonstration de cette thèse passe par une méthodologie sociologique fondée sur des séminaires intitulées « Roman familial et trajectoire sociale », ayant à la fois un but scientifique et thérapeutique, conformément à une compréhension de la sociologie en tant que clinique. La sociologie clinique possède le mérite d'éviter les écueils du sociologisme – qui tend vers le déterminisme des parcours individuels – et celui, opposé, du psychologisme – qui tend à occulter les raisons sociales des pathologies individuelles. Outre les résultats issus des séminaires, un usage abondant et convaincant est fait de textes littéraires autobiographiques ou non, notamment d'
Annie Ernaux mais aussi d'
August Strindberg et même de
Dostoïevski.
Ce travail possède une grande envergure et des qualités de traité de sociopsychologie. Néanmoins, malgré que la nouvelle édition date de 2016, il me semble qu'il est encore extrêmement marqué par le contexte social des années 1980 qui a vu son origine et sans doute une grande partie de son corpus. Par conséquent, une importance absolument prépondérante est accordée aux névroses de classe relatives aux parcours ascensionnels, représentés spécifiquement par ceux du genre d'
Annie Ernaux, à savoir la promotion sociale par l'excellence dans le cursus des études. Les trajectoires de régression sociale, liées à la précarisation et au déclassement, qui sont tellement plus répandues de nos jours, ne constituent pratiquement l'objet que d'un seul chapitre (ch. 6) sur douze, dans lequel, de plus, il est surtout question des difficultés de les observer ainsi que de quelques « caractéristiques des individus en régression » qui dont renvoient la balance plutôt du côté du psychologisme... Cette dissymétrie confère à l'ouvrage un ton décidément daté et dépassé. À noter la réception que fit
Annie Ernaux de cette étude où il est tellement question d'elle. Sans surprise, elle reprocha à la notion de « névrose de classe » d'être « affligeante », car figeant l'individu dans son indépassable névrose...