Quoi qu'il en soit, le livre est, pour tous ceux qui lisent, un personnage ubiquiste, hermaphrodite, omniscient, toujours jeune et toujours vieux, dont la fonction est de parler et de faire parler, – voire penser, – et qui émet et inspire souvent des dits, appuyés ou non de gestes, mais qui sont bons à recueillir et à répéter.
Différents livres intéressent différentes personnes , et tout en aimant le livre en général, le bibliophile n'en a pas moins d'ordinaire ses préférences passionnées, capables de se changer en un exclusivisme ombrageux. Qui distinguera les bons livres d'avec les mauvais, ceux qu'il faut garder avec amour de ceux qu'il faut laisser chercher leurs destins dans le grand cloaque de la salle des ventes ou du bouquinisme en plein vent ?
Tous les amants du livre sont curieux des opinions et des impressions de ceux qui l'ont aimé avant eux ; non pas seulement des éloges et des enthousiasmes, mais encore et davantage peut-être des reproches et des malédictions des malavisés qui, lui demandant plus ou autre chose que ce qu'il peut donner, ont fait, sous le coup de leur déception, profession de le haïr , sans vouloir convenir que la haine n'est au fond, en ce cas comme en tant d'autres, que de l'amour blessé.
Le sentiment que les livres inspirent à beaucoup est si véritablement de l'amour qu'on les compare à chaque instant aux femmes ; et ce qui plaît dans celles-ci est justement ce qu'on recherche dans ceux-là. « Il en est , dit Hume, des livres comme des femmes, chez qui une certaine simplicité de manières et de toilette est plus engageante que l' éclat du fard, des grands airs et des atours, lequel peut bien éblouir les yeux, mais ne saurait toucher le cœur. »
Un écrivain espagnol, Alonzo d'Aragon, donne à la même pensée une allure plus familière et un vêtement plus pittoresque : « Le vieux bois, dit-il , est le meilleur à brûler ; le vieux vin le meilleur à boire ; les vieux amis, les meilleurs à qui se confier, et les vieux livres les meilleurs à lire.»