"Spirite", ou "Spirit" à l'origine, est l'histoire d'un amour d'outre-tombe comme Gautier en a tant écrit. Ce thème se rencontre souvent dans ses contes marqués par le Romantisme : deux amants parviennent à s'aimer par-delà des obstacles infranchissables du temps et de la mort. Si la trame du récit de cette longue nouvelle n'étonnera pas un lecteur de Gautier, les splendeurs du style, en revanche, arrêteront son attention. D'une part, le texte est plus long que celui d'Arria Marcella, par exemple, ou de La Morte Amoureuse : l'art verbal prodigieux de Gautier trouve plus d'espace pour se faire admirer. On est plus près de la poésie descriptive que de la prose narrative, et les pages de Gautier pourraient se diviser facilement en morceaux, comme des poèmes en prose de son contemporain, admirateur et quasi-disciple Baudelaire. Son style ne paraîtra "ronflant" qu'à des lecteurs habitués aux misères de la prose française d'aujourd'hui, où la pauvreté, l'ignorance linguistique, voire le ressentiment contre la beauté de la langue, passent pour de la sobriété. Un tel lecteur, déshabitué du luxe littéraire et de la jouissance des images, risque de prendre ces qualités pour de l'emphase. Malgré tout ce qui les sépare, on rappellera la dédicace des Fleurs du Mal à Théophile Gautier : "Au poète impeccable, au parfait magicien ès lettres françaises, à mon très cher et très vénéré maître et ami Théophile Gautier, ... je dédie ces fleurs maladives".
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La tache lumineuse du miroir commençait à se dessiner d’une façon plus distincte et à se teindre de couleurs légères, immatérielles pour ainsi dire, et qui auraient fait paraître terreux les tons de la plus fraîche palette. C’était plutôt l’idée d’une couleur que la couleur elle-même, une vapeur traversée de lumière et si délicatement nuancée que tous les mots humains ne sauraient la rendre. Guy regardait toujours, en proie à l’émotion la plus anxieusement nerveuse. L’image se condensait de plus en plus sans atteindre pourtant la précision grossière de la réalité, et Guy de Malivert put enfin voir, délimitée par la bordure de la glace comme un portrait par son cadre, une tête de jeune femme, ou plutôt de jeune fille, d’une beauté dont la beauté mortelle n’est que l’ombre.
Une pâleur rosée légèrement colorait cette tête où les ombres et les lumières étaient à peine sensibles, et qui n’avait pas besoin, comme les figures terrestres, de ce contraste pour se modeler, n’étant pas soumise au jour qui nous éclaire. Ses cheveux, d’une teinte d’auréole, estompaient comme une fumée d’or le contour de son front. Dans ses yeux à demi baissés nageaient des prunelles d’un bleu nocturne, d’une douceur infinie, et rappelant ces places du ciel qu’au crépuscule envahissent les violettes du soir.
C’était donc la forme sous laquelle désirait se montrer Spirite, car Guy de Malivert, ne sachant comment se désigner à lui-même l’apparition entrevue dans la glace, l’avait baptisée ainsi en attendant qu’il sût quelle désignation lui convenait mieux. Il lui sembla bientôt que l’image se décolorait et s’évanouissait dans les profondeurs du miroir ; elle n’y paraissait plus que comme la vapeur légère d’un souffle, et puis cette vapeur même s’effaça. La fin de l’apparition fut marquée par le reflet subit d’un cadre doré suspendu sur la muraille opposée ; le miroir avait repris sa propriété réflective.
Le baron de Féroë avait raison, c’est une chose formidable que de franchir vivant les barrières de la vie et de s’aventurer, corps opaque, parmi les ombres, sans avoir à la main le rameau d’or qui commande aux fantômes.
(...)
Puis vint la scène la plus redoutée et la plus lugubre de ce drame religieux : le moment où l’on coupe les cheveux à la nouvelle sœur, vanité désormais inutile. Cela rappelle la toilette du condamné. Seulement la victime est innocente ou tout au moins purifiée par le repentir. Quoique j’eusse bien sincèrement et du fond du cœur fait le sacrifice de toute attache humaine, une blancheur de mort couvrit mon visage lorsque l’acier des ciseaux grinça dans ma longue chevelure blonde étalée que soutenait une religieuse. Les boucles d’or tombaient à flocons épais sur les dalles de la sacristie où l’on m’avait emmenée, et je les regardais d’un œil fixe pleuvoir autour de moi. J’étais atterrée et pénétrée d’une secrète horreur. Le froid du métal, en m’effleurant la nuque, me faisait tressaillir nerveusement comme au contact d’une hache. Mes dents claquaient, et la prière que j’essayais de dire ne pouvait parvenir à mes lèvres. Des sueurs glaciales comme celles de l’agonie baignaient mes tempes. Ma vue se troublait, et la lampe suspendue devant l’autel de la Vierge me semblait s’éteindre dans un brouillard. Mes genoux se dérobèrent sous moi, et je n’eus que le temps de dire, en étendant les bras comme pour me raccrocher au vide : « Je me meurs. »
Mes forces décroissaient visiblement, et ces remèdes qu’on apportait à mon mal pouvaient diminuer ma souffrance, mais non me guérir. Je ne le souhaitais pas d’ailleurs, car j’avais par delà cette vie un espoir longtemps caressé, et dont la réalisation possible m’inspirait une sorte de curiosité d’outre-tombe. Mon passage de ce monde dans l’autre se fit de la manière la plus douce. Tous les liens de l’esprit et de la matière étaient brisés, excepté un fil plus ténu mille fois que ces fils de la Vierge qui flottent dans les airs par les beaux jours d’automne, et qui seul retenait mon âme, prête à ouvrir ses ailes au souffle de l’infini. Des alternatives de lumière et d’ombre, pareilles à ces lueurs intermittentes que jette une veilleuse avant d’expirer, palpitaient devant mes yeux déjà troubles. Les prières que les sœurs agenouillées murmuraient auprès de moi et auxquelles je m’efforçais de me joindre mentalement ne m’arrivaient que comme des bourdonnements confus, des rumeurs vagues et lointaines. Mes sens amortis ne percevaient plus rien de la terre, et ma pensée, abandonnant mon cerveau, voltigeait incertaine, dans un rêve bizarre, entre le monde matériel et le monde immatériel, n’appartenant plus à l’un et n’étant pas encore à l’autre, pendant que machinalement mes doigts pâles comme de l’ivoire froissaient et ramenaient les plis du drap. Enfin mon agonie commença et on m’étendit à terre, un sac de cendre sous la tête, pour mourir dans l’humble attitude qui convient à une pauvre servante de Dieu rendant sa poussière à la poussière. L’air me manquait de plus en plus ; j’étouffais ; un sentiment d’angoisse extraordinaire me serrait la poitrine : l’instinct de la nature luttait encore contre la destruction : mais bientôt cette lutte inutile cessa, et dans un faible soupir mon âme s’exhala de mes lèvres.
Des mots humains ne peuvent rendre la sensation d’une âme qui, délivrée de sa prison corporelle, passe de cette vie dans l’autre, du temps dans l’éternité et du fini dans l’infini. Mon corps immobile et déjà revêtu de cette blancheur mate, livrée de la mort, gisait sur sa couche funèbre, entouré des religieuses en prière, et j’en étais aussi détachée que le papillon peut l’être de la chrysalide, coque vide, dépouille informe qu’il abandonne pour ouvrir ses jeunes ailes à la lumière inconnue et soudainement révélée. À une intermittence d’ombre profonde avait succédé un éblouissement de splendeurs, un élargissement d’horizons, une disparition de toute limite et de tout obstacle, qui m’enivraient d’une joie indicible. Des explosions de sens nouveaux me faisaient comprendre les mystères impénétrables à la pensée et aux organes terrestres. Débarrassée de cette argile soumise aux lois de la pesanteur, qui m’alourdissait naguère encore, je m’élançais avec une alacrité folle dans l’insondable éther. Les distances n’existaient plus pour moi, et mon simple désir me rendait présente où je voulais être. Je traçais de grands cercles d’un vol plus rapide que la lumière à travers l’azur vague des espaces, comme pour prendre possession de l’immensité, me croisant avec des essaims d’âmes et d’esprits.
Une lumière fourmillante, brillant comme une poussière diamantée, formait l’atmosphère ; chaque grain de cette poussière étincelante, comme je m’en aperçus bientôt, était une âme. Il s’y dessinait des courants, des remous, des ondulations, des moires comme dans cette poudre impalpable qu’on étend sur les tables d’harmonie pour étudier les vibrations sonores, et tous ces mouvements causaient dans la splendeur des recrudescences d’éclat. Les nombres que les mathématiques peuvent fournir au calcul se plongeant dans les profondeurs de l’infini ne sauraient, avec leurs millions de zéros ajoutant leur énorme puissance au chiffre initial, donner une idée même approximative de l’effrayante multitude d’âmes qui composent cette lumière différente de la lumière matérielle autant que le jour diffère de la nuit.
Aux âmes ayant déjà passé par les épreuves de la vie, depuis la création de notre monde et celle des autres univers, se joignaient les âmes en expectative, les âmes vierges, qui attendaient leur tour de s’incarner dans un corps, sur une planète d’un système quelconque. Il y en avait assez pour peupler pendant des milliards d’années tous ces univers, expiration de Dieu, qu’il doit résorber en ramenant à lui son souffle quand l’ennui de son œuvre le prendra. Ces âmes, quoique dissemblables d’essence et d’aspect, selon le monde qu’elles devaient habiter, malgré l’infinie variété de leurs types, rappelaient toutes le type divin, et étaient faites à l’image de leur créateur. Elles avaient pour monade constitutive l’étincelle céleste.
Avec un harmonieux ronflement, puissant comme le tonnerre et doux comme la flûte, notre monde, entraîné par son astre central, circulait lentement dans l’espace, et j’embrassais d’un seul regard les planètes, depuis Mercure jusqu’à Neptune, décrivant leurs ellipses, accompagnées de leurs satellites. Une intuition rapide me révélait les noms dont les nomme le ciel. Je connaissais leur structure, leur pensée, leur but ; aucun secret de leur vie prodigieuse ne m’était caché. Je lisais à livre ouvert dans ce poème de Dieu qui a pour lettres des soleils.
Des mots humains ne peuvent rendre la sensation d'une âme qui, délivrée de sa prison corporelle, passe de cette vie dans l'autre, du temps dans l'éternité et du fini dans l'infini. Mon corps immobile et déjà revêtu de cette blancheur mate, livrée de la mort, gisait sur sa couche funèbre, entouré des religieuses en prière, et j'en étais aussi détachée que le papillon peut l'être de la chrysalide, coque vide, dépouille informe qu'il abandonne pour ouvrir ses jeunes ailes à la lumière inconnue et soudainement révélée. A une intermittence d'ombre profonde avait succédé un éblouissement de splendeurs, un élargissement d'horizons, une disparition de toute limite et de tout obstacle, qui m'enivraient d'une joie indicible.
Guy de Malivert était étendu, assis presque sur les épaules, dans un excellent fauteuil près de sa cheminée, où flambait un bon feu. Il semblait avoir pris ses dispositions pour passer chez lui une de ces soirées tranquilles dont la fatigue des joies mondaines fait parfois un plaisir et une nécessité aux jeunes gens à la mode. Un saute-en-barque de velours noir agrémenté de soutaches en soie de même couleur, une chemise de foulard, un pantalon à pied de flanelle rouge, de larges pantoufles du Maroc où dansait son pied nerveux et cambré, composaient son costume, dont la confortabilité n’excluait pas l’élégance. Le corps débarrassé de toute pression incommode, à l’aise dans ces vêtements moelleux et souples, Guy de Malivert, qui avait fait à la maison un dîner d’une simplicité savante, égayé de deux ou trois verres d’un grand vin de Bordeaux retour de l’Inde, éprouvait cette sorte de béatitude physique, résultat de l’accord parfait des organes. Il était heureux sans qu’il lui fût arrivé aucun bonheur.
Près de lui, une lampe ajustée dans un cornet de vieux céladon craquelé répandait la lumière laiteuse et douce de son globe dépoli, semblable à une lune qu’estompe un léger brouillard. La lueur en tombait sur un volume que Guy tenait d’une main distraite et qui n’était autre que l’Évangeline de Longfellow.
Sans doute Guy admirait l’œuvre du plus grand poète qu’ait produit encore la jeune Amérique, mais il était dans cette paresseuse disposition d’âme où l’absence de pensée est préférable à la plus belle idée exprimée en termes sublimes. Il avait lu quelques vers, puis, sans quitter le livre, il avait appuyé sa tête au douillet capitonnage du fauteuil recouvert d’une guipure, et il jouissait délicieusement de ce temps d’arrêt de son cerveau. L’air tiède de la chambre l’enveloppait d’une suave caresse. Autour de lui tout était repos, bien-être, silence discret, quiétude intime. Le seul bruit perceptible était le sifflement d’un jet de gaz sortant d’une bûche et le tic-tac de la pendule dont le balancier rhythmait le temps à voix basse.
Ce qui me plaisait dans le luxe de cette maison, c'est que rien n'y semblait récent. Les peintures, les ors, les damas, les brocarts, sans être fanés, étaient éteints et n'agaçaient pas les yeux par l'éclat criard de la nouveauté. On sentait que cette richesse était immémoriale et que cela avait toujours été ainsi.
Guy s’était levé et dirigé vers le piano comme un somnambule qui marche sans avoir conscience de ses pas ; il se tenait debout, le coude sur l’angle de la caisse, les yeux éperdument plongés dans ceux de Spirite.
La figure de Spirite était vraiment sublime. Sa tête, qu’elle avait relevée et un peu renversée en arrière, montrait son visage illuminé des splendeurs de l’extase. L’inspiration et l’amour brillaient d’un éclat surnaturel dans ses yeux, dont les prunelles d’azur disparaissaient presque sous la paupière supérieure. Sa bouche à demi entr’ouverte laissait luire un éclair de nacre, et son col baigné de transparences bleuâtres, comme celui des têtes plafonnantes du Guide, avait des rengorgements de colombe mystique. La femme diminuait en elle et l’ange augmentait, et l’intensité de lumière qu’elle répandait était si vive que Malivert fut contraint de détourner la vue.
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« le Capitaine Fracasse », de Théophile Gautier, c'est à lire en poche chez Folio.
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