Les Yeux

J’avais l’impression qu’à chaque pas, des forces démoniaques allaient surgir pour m’emporter dans les profondeurs du vide absolu. C’est là que je les ai vues. Deux taches jumelles, à peine grosses comme des billes, tout près du sol. Elles se découpaient dans un sombre néant, vibrant d'un feu inconnu, habitées d'une vie mauvaise. Elles semblaient flotter comme deux feux-follets. Presque immédiatement, j’ai su au plus profond de moi que c'étaient en réalité des yeux.
J'ai saisi une bouteille au hasard, et je me suis sauvée en courant, au risque de chuter. J’ai monté les marches quatre à quatre, persuadée de trouver la porte de la cave fermée. Elle était restée ouverte, exactement comme je l’avais laissée. Je suis arrivée à la salle à manger en nage, le teint cireux, l'œil hagard. Les invités m'ont dévisagée bizarrement. Ma mère a dit :
— Tu vas bien ?
J'ai dégluti péniblement en hochant la tête. Puis, j'ai tendu ma bouteille, marmonné une excuse et j’ai couru me réfugier dans ma chambre, toutes lumières allumées. Dans mon dos, j’ai entendu mon père lancer en riant :
— Quelle peureuse ! Elle n’a même pas pris le temps de vérifier. Nous voilà avec du Bourgogne à la place de Bordeaux.
À ce moment-là, je l’ai détesté.

J’ai couru et traversé des forêts de fantômes qui me heurtaient le visage de leurs doigts griffus. J’ai affronté des mers de brouillard, blanches sous la lumière d’une lune blafarde.