Masse Critique et les
Presses Universitaires de Lyon méritent tous mes remerciements pour la découverte de ce volume, dont la lecture plaira même à ceux qui n'ont jamais lu
Hervé Guibert, mais aiment la littérature et vivent avec elle. Son index fournira d'utiles indications pour s'orienter dans la création contemporaine, si l'on est totalement novice.
Hervé Guibert appartient à cette génération d'auteurs et d'artistes que le sida a tués au tournant des années 1990. On dit de lui que c'est un maître de l'autofiction, qu'il est un "véritable écrivain pour qui vie et littérature étaient indissociables" (p.112). On ajoutera que ses autofictions n'ont rien de la platitude et du conformisme nobélisés d'aujourd'hui : "il y a toujours de la poésie, une sorte de hauteur de vue artistique qui fait qu'on ne tombe pas dans le prosaïsme plat" (p. 158). Guibert est un artiste véritable, à qui s'impose le travail du style et qui ne se cache pas derrière de faux prétextes de sobriété. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, son oeuvre n'est pas narcissique : est narcissique l'auteur qui se regarde écrire, qui prend des poses et joue à l'écrivain ;
Hervé Guibert, en transformant sa vie en écrit et en en faisant de la fiction, crée avec le lecteur une relation amoureuse émouvante qui est une offrande : "Mon corps est un laboratoire que j'offre en exhibition, l'unique acteur, l'unique instrument de mes délires organiques. Partitions sur tissus de chair, de folie, de douleur. Observer comment il fonctionne, recueillir ses prestations ... Un vrai corps, mon vrai sang. Prenez et mangez, buvez (ma paranoïa, ma mégalomania)".(p. 115)
Avec ce livre, "Fous d'Hervé", on rencontrera donc une définition renouvelée de l'acte de lire. Lire
Hervé Guibert (et quelques rares autres), c'est se laisser habiter, hanter, imprégner par le langage d'un autre, et devenir à son tour, si on l'aime, un peu autre soi-même. On devient dans ce cas la somme des auteurs qu'on a aimés et par qui on s'est laissé marquer. En quelque sorte, devenant étranger à soi-même, mais dans le meilleur sens du terme, on devient "un peu fou", aliéné à soi-même (ce pauvre et étroit soi-même, si petit quand il se réduit au peu qu'il est naturellement). Tout comme
Hervé Guibert a été "
Fou de Vincent", nous-mêmes, lecteurs, devenons "Fous d'Hervé". "Et toi, lecteur ou lectrice de ces lignes, si tu n'as plus non plus aucun espoir, crois-moi, tu peux toujours le retrouver, même si tu te sens seul(e) sache que depuis ma tombe je veux te réconforter comme on vient de le faire pour moi." (p. 80)
Un livre de critique universitaire traditionnel, distancié, surplombant, traitant l'oeuvre et l'auteur en objets d'étude, ne conviendrait pas à cette relation affectueuse entre l'auteur et ses lecteurs.
Arnaud Genon ne peut faire comme s'il n'était pas concerné directement, charnellement, par
Hervé Guibert : "Le corpus : quelle belle idée ! A condition que l'on veuille bien lire dans le corpus le corps : ... qu'on ait avec cet ensemble quelque rapport amoureux (faute de quoi le corpus n'est qu'un imaginaire scientifique)." (Barthes, p. 86) Conscient de cela,
Arnaud Genon invente une forme heureuse, adaptée à l'auteur, dans laquelle il s'engage personnellement, se raconte dans sa découverte d'
Hervé Guibert, ses lectures et les études qu'il lui a consacrées, ses affects, sa propre "folie d'Hervé", sans vanité ni bavardage.
Arnaud Genon écrit aux amis et à l'entourage d'Herbé Guibert, fait figurer dans chaque chapitre, après une courte introduction, sa lettre et la réponse du correspondant, ménageant une multitude de regards, de témoignages, d'expériences d'
Hervé Guibert : "esquisser le portrait en creux d'
Hervé Guibert. En creux. Il ne s'agissait pas de le retrouver lui, mais de le chercher en nous qui l'aimons. En ceux qu'il aimait et en ceux qui l'aimaient." (p. 13) C'est un renouvellement rafraîchissant du genre critique, où
Hervé Guibert, être de relations, revit dans le réseau de ses amis.
Ecrire enfin est une activité que le livre d'
Arnaud Genon contribue à redéfinir. Ecrire est aussi affaire de relation, ainsi que le dit Guibert lui-même : "Je crois qu'on est écrivain en étant lecteur. L'écrivain que je lisais ou son ombre, ou son fantôme, devenait presque un personnage de la fiction que j'écrivais. C'est à la fois un personnage et un modèle. Je n'ai jamais eu le fantasme de la modernité, de l'invention littéraire. Je n'ai jamais voulu faire quelque chose de neuf, de nouveau. J'avais ces amours pour des écrivains et j'essayais de me laisser porter par eux." (p. 75) Et nombreux sont les auteurs contemporains, dans ce volume, qui disent écrire "avec, par et dans Guibert" (p. 117) .
Il faut remercier
Arnaud Genon d'avoir placé l'amour au centre de toute activité littéraire, de la création à la lecture.