Je n'avais encore jamais eu l'occasion de faire connaissance avec un maître des échecs, et plus je m’efforçais à présent d'en examiner un spécimen en chair et en os, moins j'arrivais à m’imaginer l'activité d'un cerveau qui, une vie durant, se déploie exclusivement sur un espace de soixante-quatre cases noires et blanches. Certes, je connaissais par expérience la mystérieuse attraction exercée par ce « jeu royal », le seul de tous les jeux inventés par l'homme à se soustraire souverainement à la tyrannie du hasard et à n’attribuer les palmes de la victoire qu'à l'esprit, ou plutôt à une certaine forme de talent intellectuel. Mais qualifier les échecs de jeu, n'est-ce pas déjà les réduire et commettre une justice ? Ne sont-ils pas aussi une science, un art, quelque chose qui plane entre ces deux pôles comme le cercueil de Mahomet entre le ciel et la terre, une incomparable association de tous les contraires ? Très anciens et pourtant toujours neufs, mécaniques par leur dispositif, mais n'agissant qu'avec le ressort de l’imagination ; à la fois limités à un espace géométrique et figé, et illimités par leurs combinaisons, se développant sans cesse et pourtant stériles ; une réflexion qui ne mène à rien, une mathématique qui ne calcule rien, un art qui ne crée pas d'œuvres, une architecture sans matière, mais dont l’être et l'existence sont incontestablement plus durables que tous les livres et toutes les œuvres ; le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, et dont nul ne sait quel dieu l'a apporté sur terre pour tuer l'ennui, pour aiguiser l'esprit, pour stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ? Tout enfant peut en apprendre les premières règles, tout butor peut s’y essayer ; et pourtant, dans les limites de cet étroit et invariable carré, ce jeu est capable d'engendrer une espèce singulière de maîtres, absolument incomparable, des gens dont le talent est exclusivement focalisé sur les échecs, des génies spécifiques chez qui la vision, la patience et la technique agissent en se répartissant précisément la tâche entre elles comme chez un mathématicien, un poète, un musicien, mais en se combinant et en s'associant un peu autrement.
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