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Critique de JerCor


Valérie Gérard est enseignante en philosophie en classes préparatoires et directrice de programme au collège international de philosophie

L'Expérience morale hors de soi montre que notre conscience morale passe par l'extérieur, le hors de soi. Valérie Gérard y avance la thèse de l'impossibilité d'une philosophie morale autarcique, et propose rien moins que de casser la frontière entre morale et politique. Un livre donc, qui n'hésitera pas à aller questionner nos choix moraux jusque dans les bas-fonds du régime nazi.

Bien que Valérie Gérard ne mentionne que rarement le nom du philosophe des Lumières, on peut ironiquement dire qu'elle retourne l'arme du criticisme contre son fondateur, Emmanuel Kant. Car si le projet kantien fut d'étudier les conditions de possibilités de la connaissance pour ne pas tomber dans la théorisation abstraite et dogmatique – et, dans ce cadre, Kant affirma la nécessité de limiter la connaissance à l'expérience possible (Critique de la Raison Pure, 1781) – il imagina toutefois une faculté pratique rationnelle indépendante de l'expérience, autonome (Critique de la Raison Pratique, 1788). Pour le dire autrement, Valérie Gérard va poser la question des conditions de possibilité d'une expérience morale et tenter d'en saisir la signification.

Un texte ardu donc, à lire avec un crayon en main, tant les premières pages nous font l'impression d'aborder un essai aussi rigoureux que la Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant lui-même.


De la morale comme expérience

Valérie Gérard met en lumière l'ambiguïté du concept d'expérience morale. A l'image de la critique kantienne d'une Raison qui tourne à vide quand elle s'appuie uniquement sur les catégories a priori, la morale ne saurait se satisfaire dans une recherche abstraite sur le sens moral ou la dignité de l'homme. Dès lors que l'on aligne les prescriptions morales a priori sans même avoir réfléchi aux conditions de possibilité d'un sujet moral, nous sommes légitimes à penser que nous avons à faire à un discours moralisateur.

Le problème est que nous avons la fâcheuse tendance à croire que tout se joue dans notre tête ; comme si l'expérience morale n'avait lieu que dans l'en soi, c'est-à-dire uniquement dans la conscience morale de l'individu. Pour qu'une expérience morale ait un sens, l'autarcie morale nous semble nécessaire. Comment en effet s'estimer comptable d'un comportement dont nous ne serions pas totalement maîtres ?

C'est pourtant une illusion propre à la réflexion morale que de vouloir préserver l'idéal d'une autarcie morale. L'auteure dénonce là une « croyance ontologique en l'indépendance et en la clôture possible de l'intériorité, qui serait à l'abri de l'extériorité ». Une position qui fait écho au remarquable travail d'analyse du concept d'Individu de Miguel Benasayag dans son livre le Mythe de l'Individu (1998) où il fustige cette radicale et arbitraire séparation entre l'intérieur et l'extérieur.

A l'inverse des pensées de la maîtrise de soi (comme les philosophies stoïcienne, cartésienne, ou rawlsienne) la philosophe se propose de passer au crible de la critique ces dichotomies qui nous empêchent de penser la relation, et de problématiser à nouveau frais l'expérience morale.

Le choix de parler d'expérience morale n'est donc pas anodin. Il invite à saisir la morale comme une activité. L'existence humaine a incontestablement une dimension relationnelle, sociale et politique, et c'est ce que l'auteure appelle vivre ' hors de soi '.


Le rapport à soi hors de soi

Pourtant, comme l'auteure va le démontrer, cette vie hors de soi, loin d'être un état pathologique à éviter, constitue une condition d'existence d'un sujet capable de s'attribuer sa vie : « l'acceptation de la vie hors de soi est la condition pour qu'il existe un sujet capable de se rapporter à lui-même et de vivre sa vie ». le rapport moral à soi passe par le rapport hors de soi.

La question morale fondamentale n'est par conséquent plus celle de la vie qu'il faudrait mener pour être intelligible, heureux ou moral, mais celle des conditions auxquelles peut exister un sujet qu'on qualifierait de moral : capable de se poser cette question.

Que reste-t-il du sujet moral dès lors qu'on prend en compte la dimension relationnelle de la vie humaine et son inscription sociopolitique ? Que reste-t-il du rapport à soi dès lors qu'on ne le considère plus comme autarcique ?

L'auteure acte donc l'impossibilité d'isoler une philosophie morale autonome et engage la thèse d'un sens moral conditionné, affranchi de l'illusion autarcique, non pour dire que la conscience est nécessairement aliénée et son contenu relatif à une époque, mais que la capacité à s'interroger sur soi, qui dépasse tout contenu particulier, est elle-même conditionnée.


Expériences de perte de soi

Le monde peut rendre intenable ou dérisoire l'existence d'un sens moral, vain tout accord du sujet avec lui-même sur les problèmes moraux, impossible la cohérence avec soi-même. Il y a tant de situations où la capacité de penser moralement peut être perdue, ce qui peut prendre la forme de l'incohérence de la pensée, de l'indifférence au bien et au mal, de la démoralisation, d'un sentiment d'impuissance, d'une perte sens…

Valérie Gérard, pour sa part, va évoquer les réflexions d' Hannah Arendt et Simone Weil.


Hannah Arendt

Dans Les origines du Totalitarisme (1951), Hannah Arendt montre les mécanismes de destruction de la personne morale à l'oeuvre dans le système totalitaire. La société totalitaire procède souvent de façon à ce que l'individu soit privé de la possibilité de mourir en martyr, et contraint de faire un choix qui va le conduire à la défaite morale. Ainsi, une résistante ne sera pas exécutée sur le champ. Une alternative lui sera proposée : dénoncer ses camarades ou voir son mari et ses enfants immédiatement fusillés. En revêtant une apparence morale, cette manipulation psychique vise à convaincre une victime de sa déchéance morale.

Or, alors que l'alternative se joue entre le mal et le mal, et non entre le bien et le mal, tout est fait pour produire une lecture moralisante d'une telle situation où en réalité aucun choix moral n'est possible. Selon Valérie Gérard, cette lecture moralisante ne semble pouvoir être dépassée que par la prise de conscience de cette fausse alternative, et donc une lecture politique.

Sous régime nazi toujours, il pouvait être difficile de rester une personne normale, conservant des valeurs : « La terreur fait faire l'expérience de la difficulté de penser seul, contre tout le monde, et d'abord contre les autres : si la pensée n'est pas extériorisée par des actes et des paroles qui l'inscrivent dans un milieu humain, elle perd ses critères, sa capacité à l'objectivité, et par là les fondements d'une réflexion morale ». L'isolement peut donc briser le fondement du rapport au réel et à soi.

C'est aussi le cas dans l'exemple du bain bouillant, évoqué par Didier Anzieu :
Des parents forcent leur fille à prendre le bain trop chaud pour qu'il soit ensuite à bonne température pour son petit frère. Lorsque la fille se plaint, les parents vont dénier la perception de leur enfant, l'accuser d'affabulation et de sensiblerie. S'ils avaient argumenter, en lui demandant de faire un effort pour son frère, l'enfant aurait eu une alternative ordinaire : se dévouer pour son frère ou protéger ses intérêts. Mais en l'accusant de sensiblerie, on nie sa capacité à la perception du réel. Et l'alternative se déplace alors : l'enfant doit choisir entre croire ses perceptions et rompre sa confiance envers les personnes dont dépend sa vie ou rompre son lien avec le réel et être dépendante du jugement de ses parents.

On brise là aussi le fondement du rapport au réel et à soi. le sujet peut donc être atteint dans sa capacité de se penser, de se délimiter par rapport à l'extériorité, de se situer dans le monde.


Simone Weil

Mais il serait erroné de croire que seules des situations extrêmes menacent de défaire le rapport à soi.

Dans La Condition ouvrière (1937), Simone Weil décrit minutieusement comment l'organisation tayloriste du travail brise la capacité de penser ce qu'on fait, de se l'attribuer et de pouvoir en tirer un respect de soi. Elle y voit une atteinte à la dignité pouvant mener au désespoir jusqu'à la perte de l'estime de soi.

Simone Weil écrit ainsi : « Les conditions mêmes du travail empêchent que puissent intervenir d'autres mobiles que la crainte des réprimandes et du renvoi, et le désir avide d'accumuler des sous. Tout concourt pour rappeler ces mobiles à la pensée et les transformer en obsession ; il n'est jamais fait appel à rien de plus élevé ».

La philosophe ouvrière relève ainsi une forme d'intériorisation du désir : c'est bien le travailleur qui a peur et désire de l'argent, mais c'est l'organisation du travail qui le contraint à penser ainsi. Ces mobiles sont donc à la fois en lui et étrangers à lui. C'est ce qui constitue pour Simone Weil la spécificité de l'esclavage moderne : exiger la coopération intérieure de l'esclave, qui le dégrade à ses propres yeux.

Cette dépendance à l'extérieur, que Simone Weil appelle l'Enracinement, n'implique pas nécessairement l'aliénation. Il est possible d'être lucide sur cette dépendance. Même si la lucidité ne rompt pas la dépendance, « on y gagne du moins de cesser de se croire complice de l'oppression du fait qu'on ne fait rien d'efficace pour l'empêcher ».

La lucidité apparaît ainsi comme une ressource morale fondamentale pour se préserver soi-même et rester ancré dans le monde.

L'hypothèse que formule Simone Weil est que la contradiction ne détruit pas nécessairement le rapport à soi s'il est possible d'en comprendre la nécessité.

La contradiction n'est donc pas tant à fuir qu'à comprendre. Justifier sa conduite par la préservation de l'accord avec sa conscience peut être contre-productif. C'est surtout être aveugle, nous dit Valérie Gérard, au fait qu'on agit toujours sur autrui et avec autrui, qu'on n'est jamais seul en cause dans ce qu'on fait : « Jamais ce qu'on entreprend ne concerne que soi ».

Saisir la nécessité de la contradiction c'est, au contraire du moralisme de la bonne conscience, agir non pour le bien mais par nécessité. Telle est la conduite d'Arjuna le guerrier de la Bhagavad-Gîtâ contraint de reconnaître que le combat n'est pas un bien mais qu'il est nécessaire de combattre et nécessaire d'être déchiré par ce combat. La vue claire du mal contenu dans ce qu'on fait est une limite à ce mal, écrit Simone Weil, qui ajoute cependant « est-ce assez ? ».

Simone Weil reconnaît avoir elle-même connut un tel déchirement dans sa propre expérience auprès des syndicalistes révolutionnaires ou des républicains espagnols : la contradiction entre la justice d'une cause et la violence incontrôlée des méthodes.

Être conduit à se trahir soi-même du fait du tissu des relations sociales constitue, aux yeux de Simone Weil, la seule violence spirituelle. Dès lors, la réflexion morale elle-même exige une critique sociale. Il doit être possible de discriminer entre les régimes sociaux selon les types de contradiction auxquels ils nous contraignent et selon la systématicité avec laquelle il les produisent.

Aussi Valérie Gérard suggère que le domaine moral et le domaine politique ne doivent pas être distingués par leurs objets ou par les types de valeurs qui y ont cours. Il faut refuser une stricte délimitation des sphères morale et politique.

La suite sur le Blog Philo-Analysis :
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