Citations sur L'enfant méduse (33)
Elle a enfin retrouvé le goût de voir par-delà la honte et la frayeur. Elle a reconquis un regard, et cela avec une force inespérée car elle l’a redressée loin des humains, tant adultes qu’enfant ; elle l’a reconquis auprès des bêtes et des bestioles les plus déconsidérées, sinon réprouvée.
« Elle attend, la petite, que surgisse cet Ogre, ce grand corps de sa haine. Elle attend comme attendent les proies qui ne peuvent s'enfuir, pétrifiées dans leur fatale faiblesse. Depuis longtemps, depuis bien trop longtemps pour son âge, elle vit raidie dans un secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur. À l'aune de l'enfance le temps de l'enfance est sans limites ni mesures. » (p. 90)
Alors Lucie a dû se résigner, elle se contentera d'un divan. Et puis, c'est un joli mot, "divan", ça sonne comme "dix vents". On doit faire des rêves magnifiques, tourbillonnants, quand on dort allongé sur dix vents.
Le regard seul est en jeu [...] Le ciel, la terre entière, la lumière de ce radieux matin d’été, tout a éclaté sous la violence de ce regard immense et fixe qui embrase et vitrifie tout ce sur quoi il se pose, et qui plus encore dévore qui le voit.
La colère a pris le relais de la honte, la haine celui de la terreur. Alors la plaie a tout infecté, et l’esprit de vengeance s’est déclenché.
Elle attend, la petite, que surgisse cet Ogre, ce grand corps de sa haine. Elle attend comme attendent les proies qui ne peuvent s’enfuir, pétrifiées dans leur fatale faiblesse. Depuis longtemps, depuis bien trop longtemps pour son âge, elle vit raidie dans un secret plein de dégoût et de honte, et surtout de terreur. A l’aune de l’enfance le temps de la détresse est sans limites ni mesures.
Une double légende auréole cette vierge et martyre de Syracuse [Lucie]. On dit qu’elle eut les dents et les seins arrachés, puis qu’elle fut condamnée au bûcher, mais comme les flammes refusaient de la consumer, on lui trancha la gorge. On dit aussi qu’elle s’arracha elle-même les yeux et qu’elle les envoya à son fiancé qu’elle ne voulait pas épouser, afin de se consacrer à Dieu seul. Mais la Vierge offrit de nouveaux yeux, plus beaux encore, à la jeune fille éprise jusqu’à la folie de son divin Fils. Les peintres ont choisi cette légende, et les tableaux montrent sainte Lucie tenant ses yeux sacrifiés sur un petit plateau comme s’il s’agissait de fruits ou de fleurs, tandis qu’elle pose un regard paisible et assuré sur l’éternité avec ses yeux seconds offerts par la Vierge Marie.
Lucie contemple son assiette. L’îlot neigeux laqué de caramel qui flotte dans un lac de crème blanc ivoire se confond avec la lettre O. Elle n’ose pas y planter sa cuiller ; il lui semble qu’au cœur de l’îlot les trois mots qu’elle vient d’entendre doivent être enfouis. Opiomane, opossum et orphéon dorment sous le fin glacis de caramel, dorment comme des oisillons au creux d’un nid bien clos. Il arrive parfois que les yeux des chats colorent et éclairent certains mots […].
« Le goût de la joie lui demeure confisqué. Et pendant longtemps Lucie restera étrangère à la joie ; une exilée parmi les hommes qui tous, par avance, sont entachés du signe de l'ogre. » (p. 258
« Et il sent, l'ogre déchu, il sent avec effroi qu'il n'en reviendra pas de ces énormes yeux d'enfant sorcière qui conjuguent la souffrance et la haine, la hideur et la beauté. Un regard de Méduse. » (p. 144)