Eux sur la photo

Je me dis que ce matin ensoleillé, à Saint-Malo, la tendresse de notre premier café partagé, dans la lumière rase de février qui faisait onduler la mer comme cristal et feuille d'or, c'est à eux que nous le devons. Oui, c'étaient eux sur la photo qui nous parlaient, nous appelaient.

Vous étiez un refuge, une respiration, un être qui avait traversé la solitude, comme moi, et qui en était revenu.

Ce pourrait être un casino, une gare, un hôtel : l'une de ces réalisations ambitieuses de l'architecture balnéaire des années 1900, décor d'un roman où se croiseraient les figures cosmopolites de la Mitteleuropa. Pour l'heure, le reflet intense du soleil sur les eaux, la plage couleur de mercure, les troncs plantés en guise de brise-lames, la solitude de la pierre dormante ont été arrachés à toute temporalité, pour composer un moment suspendu entre terre et mer, où s'abîme la lumière sourde d'une après-midi baignée d'iode et d'oiseaux.

Nous regardons aujourd'hui leur trajectoire à l'aune de nos libertés conquises. C'est facile.

La seule incongruité dans ce tableau, placé malgré lui sous le sceau d'un impeccable classicisme familial, vient du chat. Oleg a attrapé l'animal et le porte autour de son cou comme une étole de fourrure ; on voit la tête et les vibrisses dépasser de l'une de ses épaules, et les pattes postérieures, soutenues par la main du médecin, pendre en avant de l'autre. Le chat, cette parenthèse entropique, cette masse inoffensive et affectueuse, qui rappelle pourtant que tout équilibre n'existe que dans l'hypothèse de sa rupture.

Et son regard absent, retranché dans son erre invisible, est le symptôme poignant d'une détresse que plus rien ne saurait masquer ni éteindre. Cette fois, tous les efforts des sels d'argent, de la gélatine, des révélateurs sont inutiles. Malgré l'empreinte photonique qui lui fut dérobée un jour d'automne, cette femme, déjà, n'est plus là.

J'ai vécu mon enfance et ma vie d'adulte au milieu de beaucoup de silences, en refusant d'admettre leurs conséquences, mais le temps passe et ces questions sans réponses creusent en moi un vide de plus en plus pénible. J'aimerais connaître mieux la vie de ma mère, dont je ne sais quasiment rien. D'un autre côté, je sais à quel point il est risqué de fouiller dans le passé. De quels secrets a-t-on voulu nous protéger, et au prix de quels mensonges ? (p. 34 /Arléa Poche, novembre 2013)

Il se tient en arrière, en décalage : oh, très léger, quelques centimètres, tout au plus, par rapport aux trois autres. La hâte, sans doute, une fois le retardateur déclenché, de reprendre au plus vite sa place dans la photographie, à un endroit préalablement défini par un premier repérage. Et de confier à la chimie le soin de devenir à jamais, par la grâce du papier brillant qui s'apprête à distribuer les rôles dans les mémoires des uns et des autres, le père de ses enfants.

Une fois né, l'amour, quelle que soit la destinée qu'on lui réserve, est irrévocable.

Ce silence familial est un poison qui contamine tout ce qu'il touche, nos rêves, nos peurs, nos vies d'adulte.