Eux sur la photo

Vous me dites avoir pendant un temps refusé de reconnaître le poids de ces silences familiaux. J'ai moi aussi, pendant longtemps, défendu cette position... me disant surtout que revenir sur le passé ne le changerait pas et qu'il fallait tourner la page.

Une fois né, l'amour, quelle que soit la destinée qu'on lui réserve, est irrevocable.

Le noeud de velours qui tient lieu de cravate a glissé, une des chaussettes de fil amorce un mouvement de tire-bouchon, et les boucles de ses cheveux, résolument rebelles, encadrent un visage lunaire de petit prince farceur. Il ne regarde pas devant lui, comme on a dû lui dire, mais sur le côté, levant les yeux en direction de l'homme à sa gauche.

Onze ans d'absence, le mariage, les enfants, rien n'y a fait : ils s'aimaient encore. Il suffisait de les regarder, l'un à côté de l'autre, tellement proches, même sans se toucher, pour le comprendre. Natacha m'a confié un jour que tout le temps qu'ils avaient passé séparés avait été comme un coma pour elle. Dès lors qu'ils se sont retrouvés, ils auraient tout aussi bien pu tenter d'arrêter la mer qui monte. Ils n'ont même pas essayé.

Les vivants d'abord, les ombres ensuite.

La photographie a fixé pour toujours trois silhouettes en plein soleil,deux hommes et une femme.Ils sont tout de blanc vêtus et tiennent une raquette à la main.

Derrières elle se tient Daria, premier million de trois générations ; les mains jointes , imposantes , mais intimidées par l’œil mécanique.

Oui, c'étaient eux sur la photo, qui nous parlaient, nous appelaient... Je les contemple jusqu'au vertige et je crois les entendre nous dire qu'il faut vivre maintenant, saisir la chance qu'ils ont laissée échapper.

Frères humain qui après nous vivez
N'ayez les coeurs contre nous endurcis
François Villon

Tout ce qu'ils ont tenté pour renié cette passion, les contraintes qu'ils se sont posées n'ont fait qu'aggraver les choses. La rupture des fiançailles, le double mariage, les enfants, l'éloignement n'y ont pas suffi. S'ils se sont retrouvés, c'est certainement parce que ce qui les attachait l'un à l'autre avait résisté à tous les obstacles que la vie -ou eux-mêmes- avait dressés sur leur route.
P 270