Est-ce qu'on juge un bouquin réussi à l'aune de ce qu'on en attendait ? Heureusement non, in fine, mais cette simple question montre à quel point on définit ses lectures avant même de les entamer, on y cherche ce qu'on a déjà prévu d'y trouver. de
Beyrouth-sur-Seine, j'attendais le portrait plein d'humour d'une famille d'origine libanaise qui aurait mêlé son identité à celle du pays qui était désormais aussi le sien. Un peu à la manière élégante et drôle de
Chadia Chaïbi-Loueslati dans
Famille nombreuse. Il y aurait eu des moments touchants, d'autres difficiles (la guerre au Liban, je n'en comprenais à peu près rien mais je sais que ça fait mal), des scènes de bouffe joyeusement colorées par l'huile d'olive, les épices et les noms enlevés de mets inconnus, on aurait mieux compris ce conflit interminable au Liban, vécu de l'intérieur ses conséquences et on se serait alors trouvé autorisé à éprouver des émotions qu'auraient légitimé les personnages de ce roman. A la fin, on se serait trouvé rassénéré de voir tant d'intelligence, d'humour et de sensibilité nous aider à constituer un avenir prometteur pour ce vieux pays parfois si dégueulasse qu'est la France.
Bon, ça, c'était le script que je m'étais fait.
Dans
Beyrouth-sur-Seine, il y a un peu de cela. le titre, déjà, contient l'amusante promesse d'un monde libanais patiemment recréé à Paris. Avec tout ce que cela induit d'impossibilités - le soleil de Beyrouth à Paris, gageure -, de bricolages émouvants avec la mémoire, les objets, les photos. On y trouve du sumac aussi, un peu d'origan, une mère excessive, un père drôle parce que volcanique, de grands élans, et la guerre, la guerre, la guerre.
Sabyl Ghoussoub entreprend ainsi de nous raconter la vie de ses parents depuis leur arrivée en France dans les années 70. L'incipit pose l'ambiance : « « Tu veux que je te raconte ma vie en arabe ou en français ? » m'a demandé mon père et il a ajouté « Tu comprends l'arabe ? » alors qu'il a été mon professeur d'arabe pendant trois longues années où je vivais chacune de ses leçons comme un calvaire sans fin. Je venais de brancher un micro sur sa chemise de pyjama qu'il traîne depuis mes cinq ans. »
Parents impossibles, contradictoires qui prennent à rebours l'intention du narrateur, se défilent et préfèrent partir sur leurs grands chevaux à la recherche de leurs thèmes favoris : l'importance de la famille pour sa mère, les livres pour son père. Les chapitres sont courts. Heureusement. Ils ne suivent rien de chronologique. Ils ne permettent pas non plus une progression logique dans les événements. Ils confrontent le plus souvent les parents de
Sabyl Ghoussoub avec les faits de guerre qui se déroulent ces années là au Liban. Ou les attentats à la bombe qui endeuillent les rues de Paris dans les années 80. Ils racontent un peu aussi la soeur de
Sabyl Ghoussoub qui surfe et semble étanche à toute atteinte de nostalgie libanaise, sa vie à lui, Sabyl aussi. Les quelques années où il a tenté de vivre au Liban, la manière dont il a dû en revenir.
Empêtrée dans ce livre qui plombait tout espoir, à force de bombes, d'attentats terroristes au Liban et en France, répliques insupportables d'un conflit déporté, j'ai failli laisser tomber. C'est là qu'est arrivé ce passage : « Mon père, lui, je ne comprends pas ce qu'il fait durant ces années. Il reste vague. La vie de mes parents, c'est comme la guerre du Liban. Plus je m'y plonge, moins j'y comprends quelque chose. J'arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite je perds. Trop de dates, d'événements, de trous, de silences, de contradictions. Je me demande si cela m'intéresse vraiment d'y comprendre quelque chose. Finalement, à quoi bon ? » Ah, ce soulagement à savoir qu'on était deux à être paumés !
Ceci posé, une fois que l'on admet tout ce qu'on ne trouvera pas dans ce livre, on peut être sensible à tout ce qui s'y trouve. L'hommage plein d'amour d'un homme pour ses parents, la manière dont ils traversent cette existence qu'ils n'ont pas choisi. « A côté de ces hommes qui donnent constamment leur avis sur Facebook ou dans des blogs, le silence de mon père est immense. Il n'est sur aucun des réseaux sociaux. Il n'a même pas de smartphone. Mon père n'est d'aucun milieu, d'aucun monde. Mon père est un homme seul, dans ce que la solitude a de plus grand. Je l'admire mon père. Un jour, je deviendrai muet comme lui. » le constat à peine amer que, pour beaucoup de Français, Libanais, Irakiens, Iraniens, c'est du pareil au même, des bougnouls. L'apaisement peut-être de comprendre que le Liban qu'aime
Sabyl Ghoussoub, c'est celui qui vit, à Paris, dans l'immeuble de son enfance. Que le Liban, ce sont ses parents.