Le livre date de 2018 et pourtant, j'ai l'impression qu'il est d'un autre siècle. Aleph, le narrateur, qui a bien des traits communs avec l'auteur, est d'origine libanaise. Ses parents sont arrivés en France 13 ans avant sa naissance, fuyant un pays ravagé par la guerre civile. Aleph, comme le titre du roman l'indique, a un nez qui fait que sa mère le trouve laid et la plupart de ses interlocuteurs le croient juif.
Prenant ce motif avec une dérision et un humour que l'on pourrait identifier aux mêmes origines que son nez, Aleph égrène les situations durant lesquelles il a été assigné à ce qu'il n'était pas. Elève de l'ultraconservateur collège Stanislas (le même qui a récemment défrayé la chronique au passage éphémère d'une calamiteuse ministre), il subit l'affront improbable ou à tout le moins illégitime de tags antisémites. Il devient alors résolument propalestinien. Dans les soirées parisiennes, il est fêté, connu des physionomistes et des gens de la nuit parce que juif. Juif il se fait donc. Plus tard, ses incursions dans une vie professionnelle d'artiste, de journaliste seront à l'avenant, dans un incessant jeu de masques. « Ce qui m'intéressait, c'était plaire. On me trouvait tellement moche à la maison qu'une fois le pied dehors, c'était ma guerre : je voulais plaire à tout le monde. »
Antijuif pour séduire une petite copine qui ne « les » supporte pas, en tout cas dans son lit. Propalestinien à se fâcher avec ses parents traumatisés par les souvenirs de guerre. Juif à nouveau puisqu'arabe, ça ne fait pas recette, jusqu'à vouloir offrir ses services au Mossad. Libanais, bien sûr même s'il n'y comprend rien. Français jamais complètement. Forcément avec un nez pareil. « Toi le Français, tu ne peux pas comprendre » lui dit son oncle après un échec professionnel alors qu'il essayait de réaliser un film libanais ayant à son générique des noms juifs. Inacceptable pour des Libanais. D'où peut-on être pour avoir une idée pareille ? Ce qui vaut à sa grand-mère, chez qui il est domicilié, la visite d'une voiture de la sureté générale et des menaces de représailles très claires.
En fait, peu importe ce qu'il fait « organiser des fêtes, créer des marques, vendre des tee-shirts, tout était bon à attirer le regard des filles. (…) Chaque semaine je couchais avec une fille différente. Des blondes, des brunes et des rousses. Des blacks, des blanches et des arabettes. » Vous voyez ce que je veux dire à propos d'un discours qui, même au nom d'un humour plein d'autodérision, crisse bien plus sous les dents en 2024 qu'il ne le faisait sans doute en 2018 ? Avec quelle insouciante apparente le narrateur se campe alternativement dans une foule d'identités ! Et comme nous nous sommes vite crispés sur de nouvelles susceptibilités identitaires (religieuses, ethniques, féministes...) et avons rapidement adhéré à de nouveaux tabous !
La vie d'Aleph se poursuit. Beyrouth, New-York, Paris, des rencontres, des opportunités et, pour les saisir, de nouvelles affiliations. Y passent toutes les identités en lien avec ce que son visage peut accrocher de représentations. Avec une conviction, une mauvaise foi et un opportunisme bien trop outranciers pour être pleinement assumé. Ce qui est drôle, intelligent, montre bien les louvoiements auxquels invitent les assignations, la manière dont on se joue des regards pré-pensés et dont on en fait la matière pour penser, avec, contre, ce que l'on est. Mais qui semble presqu'impossible à écrire dans un monde qui, en quelques années, est devenu bien plus outré, susceptible à propos des usurpations, du droit à se dire tel ou tel en fonction de ses origines réelles.
Lui, le narrateur, les origines réelles, ce n'est pas qu'il s'en fiche, c'est qu'elles sont loin d'être claires. L'histoire du Liban dans lequel il n'a jamais vécu mais qui le constitue est d'une complexité abyssale. Même au sein de sa famille, il s'y perd et l'oncle qu'il croyait héroïquement propalestinien laïc est bien plus sombrement mêlé à des histoires peu glorieuses et corrompues. Son père a résolu la question en refusant tout endoctrinement ce qui semble défendable mais amène le narrateur à se sentir renié par lui dès qu'il cherche, dans une succession paradoxale et contradictoire de postures, c'est vrai, à se définir d'un camp ou d'un autre.
Renié ou au moins incompris de ses parents dont il fuit la vie d'expatriés, jamais pris pour ce qu'il est, revendiquant une identité opportune pour parvenir à une position qu'il ne peut assumer, la vie d'Aleph est de ces impossibles clivages, de cette multiplicité foisonnante et schizophrène qui dit mieux que tout la clôture impossible à un seul. En ce sens, et quoi qu'il en dise, son histoire m'a paru très proche de celle d'un certain
Ajar tel que le voit
Delphine Horvilleur.
Et si la judaïcité, au sens universel d'un rapport à soi et à l'identité, n'était pas seulement une histoire de nez ? Mais plutôt de manque et de trop plein de propositions subtilement inadéquates. Pourvu qu'on puisse encore s'autoriser à avoir de telles pensées, à les écrire à la manière de ce drôle de petit roman d'un grinçant légèrement paumé et que la rencontre à soi et aux autres reste un endroit mobile fait de découvertes et de multiplicités ouvertes !