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Critique de SZRAMOWO


Je n'irai pas par quatre chemins, le roman de Sylvie Gibert m'a complètement scotché et bluffé.

Deux raisons à cela :

1° La construction du livre :

C'est à se demander si l'auteur n'est pas elle-même peintre ! Les premiers paragraphes sont comparables à des esquisses, squelettes fantomatiques de l'oeuvre qui est en train de se construire. le lecteur comprend en les lisant qu'il a pris un ticket pour un voyage au long cours dans lequel il ne va pas s'ennuyer.
42 paragraphes d'environ une dizaine de pages chacun vont, par étapes, nous faire entrer dans une intrigue, dans des intrigues, qui se tissent autour de deux personnages principaux qui en sont à la fois les acteurs et les jouets.
Les premières esquisses nous présentent des personnages anonymes agissant d'une façon pour le moins étrange.
Une jeune femme se prépare à sortir de sa maison, se précipite chez un antiquaire et y dépense «presque tout son misérable pécule» pour acheter une croute noirâtre, dont on ne sait ce qu'elle va faire.
Un commissaire de police assis à son bureau, soupire et rêvasse en se posant des questions sur son rôle dans la société. On apprend que son secrétaire s'appelle Torrès. Il recrute un gamin des rues arrêté pour vol à l'étalage et en fait un garçon coursier.
Au deuxième passage, l'auteur ajoute quelques touches de couleur aux esquisses, les choses se précisent. le premier dessin prend chair et couleur, s'insère dans un paysage, les personnages interagissent avec d'autres, les détails d'arrière plan magnifient les premiers plans.
La jeune femme s'appelle Zélie Murineau et habite rue Feydeau. Elle fréquente les cours de l'atelier Julian. Un atelier qui est l'un des rares à accepter des femmes pour leur enseigner l'art de la peinture. On y retrouve Louise, Amélie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Dans_le_bleu) , Jennie, et Mousse, qui n'est autre que Marie Bashkirtseff l'amie d'Edgar Degas (http://www.bashkirtseff.com.ar/marie_bashkirtseff_1_francais.htm).
Le commissaire de police s'appelle lui Alexandre d'Arbourg, son territoire est le quartier du Palais Royal. Ce quadragénaire vit seul avec sa mère, a connu une première déception sentimentale, et s'efforce d'apporter de l'intelligence dans la résolution des affaires qui lui sont soumises.
Très vite on comprend qu'entre ces deux-là une alchimie particulière se crée. Secret partagé ? Amour naissant ? Passion dévorante ? C'est-là un des ressorts du livre, de nous faire palpiter sur la nature des sentiments qui pourraient unir Zélie et Alexandre, avant de découvrir aux environs de la page 208, pourquoi Zélie et Alexandre sont attirés l'un vers l'autre...Mais chut....

2° le tableau de la société française du XIXème siècle

Les intrigues policières sont l'occasion d'un tableau réaliste de la société de l'époque (le roman se passe en 1880 alors que les plaies de la Guerre de 1870 se referment à peine et que la IIIème République met en oeuvre son projet de modernisation de la France).
Cette réalité est peu reluisante :
Traffic et enlèvement d'enfants, alcoolisme, meurtres bizarres, vendeurs d'alcools frelatés, enfants livrés aux adultes, relations incestueuses.
La catalogue parait monstrueux et indigeste ! Mais, Sylvie Gibert ne nous assomme pas de clichés et de démonstrations ennuyeuses, c'est par touches subtiles, au hasard des investigations de Zélie et d'Alexandre, que les personnages rencontrés, les affaires sur lesquelles le Commissaire cherche à faire la lumière, que nous découvrons les rigidités d'une société en recherche d'elle même. (Rappelons que la loi Jules Ferry sur l'école obligatoire date de 1881).

Le lecteur trouvera dans ce tableau de la société du XIXème siècle certains accents du livre de Victor Cohen Adria «Les trois saisons de la rage» ou du Médecin de campagne d'Honoré de Balzac.

Les tares de la société de l'époque, dont certaines subsistent encore, traversent le récit, servi par le style fluide et sans fioritures de Sylvie Gibert :

Le cantonnement des femmes dans des rôles domestiques ou mineurs :

Faudrait-il toujours que les femmes artistes se cantonnent aux territoires attribués aux autres femmes. Certes, il s'agissait de beaux sujets, mais ils se limitaient à des scènes dont le décor ne s'éloignait jamais vraiment de l'intérieur du logis. (Page 35)

Mon fils m'a dit qu'il avait vu l'un de vos tableaux et que, pour une femme, vous semblez avoir un certain talent... (Page 51)

La fumée des cigares vous incommode-t-elle ?
Pas du tout ! Non seulement cela ne me dérange pas, mais j'ai moi-même l'habitude d'en fumer... (Page 61)

A quoi bon nier l'amour absolu et sans espoir de retour que Marianne avait éprouvé et qu'elle éprouvait toujours pour Joseph Brunel, cet amour qui la lierait à cet homme pour toute sa vie (...) La gouvernante ne chercha pas à démentir (...)
J'ai toujours su où se trouvait ma place. Toujours ! Même durant le veuvage de M. Brunel, je ne me suis jamais fait aucune illusion. (Page 112)

Ce geste ne la surprit pas, car elle savait qu'une femme respectable ne pénétrait jamais seule dans un lieu public. (Pages 165-166)

La misère de familles incapables d'élever leurs enfants dignement :

Il avait devant lui le plus pur spécimen de cette graine qui donnait en quelques années, le gibier de potence. (Page 18)

Elle la découvrit, non loin de là, blottie dans une sorte de niche ménagée à l'intérieur d'une barrique couchée. (Page 121)

Avant de le suivre, Zélie jeta un dernier regard sur cette masure, sur ces enfants miséreux et sur cette mère, portant son dernier né sur la hanche, le buste déporté du côté opposé. (Page 127)

Mais je les côtoie depuis quelque temps et je commence à m'habituer à leurs manières. Lorsque j'ai parlé de l'enfant, j'ai eu l'impression que sa disparition les laissait assez indifférents. L'aîné a déjà un fils, la postérité de la lignée est don assurée. (Page 172)

L'arrangement des mariages :

Quand Gabriel lui avait été présenté, Mme Dantillac avait pincé les lèvres. (...) Si elle avait connu ce beau militaire plus tôt, elle n'aurait certainement eu aucun mal à) diriger l'inclination de sa fille vers lui. ( Page 223)

L'autoritarisme parental :

Mon père a décidé que je rejoindrai Brest pour y faire l'Ecole navale. J'embarquerai sur le Borda dès l'été prochain. (Page 242)

L'alcoolisme :

- Hier, quand il m'a demandé un aut'litron, j'ai refusé de le servir. J'lui ai dit qu'il avait assez bu, qu'il f'rait mieux d'rentrer chez lui. J'crois que c'est ça qui a tout déclenché;;;J'lai foutu dehors. (...) il s'est jeté sur eux. On aurait dit un tigre. Il avait une bouteille entre les mains et il faisait des gestes dans tous les sens. (Page 195)

Face à ces fléaux, l'administration nouvelle de la IIIème République tente de faire face, tout en faisant preuve de pédagogie :

Mais les circulaires étaient très claires : il fallait e montrer affable, voire prévenant avec les citoyens afin d'effacer les mauvais souvenirs laissés par les commissaires de l'Empire. (Page 197)

Le récit est parsemé de belles surprises :

La présence d'Alphonse Allais au Café des Variétés, «(...) le comble de la ressemblance, c'est de pouvoir se faire la barbe devant son portrait.» (Page 167)

La rencontre avec Louis Andrieux, préfet de police, le père naturel de Louis Aragon (Page 237).

La partie de campagne avec Edouard Degas (Page 289)

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager ces paroles que Sylvie Gibert place dans la bouche d'Alexandre d'Arbourg :

- Voyez-vous, Zélie (...) tout le monde a des souvenirs de famille. Avec Merlin nous avons quelque chose de beaucoup plus rare : ce sont des souvenirs de famine. (Page 131)

Une question demeure lorsque le lecteur referme le livre. Vient-on d'assister à la naissance d'un nouveau couple de détectives, Zélie et Alexandre ? Et si oui, les verrons-nous bientôt dans d'autres aventures ?

Lors de la rencontre organisée le 30 mai par Babelio et les édition Plon, Sylvie Gibert a répondu oui.

J'attends avec impatience le prochain roman...

Merci Babelio. Merci Plon. Merci Masse Critique.
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