Aussi habile à évoquer les chuchotements tendres que les révoltes rageuses, Charlotte Gingras décrit de façon magistrale les contradictions de ses personnages. Et son roman se déploie superbement, intense sans être lourd, sombre et lumineux en même temps.
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Toi qui étais prof d’éducation physique à la polyvalente, que toutes mes copines de troisième secondaire trouvent aussi beau qu’un athlète olympique, que jamais je n’aurais échangé pour un autre père, tu as décidé de reprendre du service dans les Forces armées. De partir en mission en Afghanistan pour six mois. De laisser ta famille. De me laisser, moi, ta fille Laurence.
Je ne sais pas pourquoi tu as pris cette décision. C’est vrai qu’entre toi et Karine, notre mère, ça ne va pas très fort, et je vois bien qu’elle est en désaccord avec toi. La plupart de mes copines, leurs parents sont divorcés, et elles trouvent que les familles reconstituées, c’est pas génial. Moi, je trouve que la vie avec Karine n’a jamais été vraiment géniale, si tu veux savoir. Et depuis la naissance de Mathilde, c’est pire.
Tu es revenu de l’entraînement la semaine dernière pour passer tes vacances avec nous avant ton départ. Je te trouve bizarre, je trouve Karine plus bizarre que d’habitude, et Luka me tombe sur les nerfs avec sa manie de te suivre partout, te posant sans relâche ses questions déconcertantes, comme si tu allais lui donner les bonnes réponses et qu’il redeviendrait comme avant, un petit garçon insouciant, gâté pourri et exaspérant. Seule Mathilde babille et gigote de plaisir dans nos bras, trop petite pour se rendre compte de ce qui se passe. Elle n’a que dix mois.
Tu te retires souvent en toi-même, comme absent. Et tout d’un coup, sans prévenir, tu me serres dans tes bras et chuchotes des mots de tendresse, « ma princesse, mon cœur ». Tu ébouriffes les cheveux de ton fils, lui murmures des paroles un peu bébêtes, « mon champion, mon grand petit garçon ». Avec Mathilde, c’est encore pire, tu atteins des sommets, « ma merveille, mon lapin doré, mon trésor à moi ». Mathilde en profite pour roucouler dadada, sa manière à elle de t’appeler papa, et pour te donner des baisers pleins de bave. Tu adores ça. Mais ça ne t’empêchera pas de partir