J'ai beau être né dans ce pays et l'avoir habité sans interruption pendant près de soixante ans : je ne le connais pas. Je l'ai parcouru dans tous les sens : à pied, à cheval, en voiture, sans jamais pouvoir dresser le catalogue complet de ses vertus et de ses vices. Mon premier voyage eut lieu en 1911. Ma mère m'envoya au pèlerinage de l'aube à Moustiers-Sainte-Marie. Jusque-là, je n'avais vu que les vergers d'oliviers autour de Manosque. Il s'agissait cette fois de traverser la Durance, de monter sur le plateau de Valensole et d’aller chercher de l'autre côté, dans des montagnes bleues, une petite chapelle perchée.
On partit à six heures du soir, en septembre. Une heure après, le postillon fit descendre tous les voyageurs de voiture pour soulager les chevaux qui abordaient au pas la rampe montant sur le plateau. J'entendis le bruit des forêts d’yeuses. J'étais à ce moment-là nourri d’Homère et des tragiques grecs. Ce froissement de cuirasses m’exalta.
J'ai revu le plateau en pleine nuit, vingt ans après, à la suite d'une panne d'auto qui nous immobilisa, un ami et moi, dans ces étranges parages. Il ne fallait pas compter sur nos connaissances en mécanique et il ne fallait pas compter sur une aide quelconque venant d'autrui. Dès la nuit, tout le monde se barricade ici, même dans les petits bourgs. On peut toujours tambouriner à la porte des garages. Plus on frappe fort, plus l'habitant fait le mort. Il aurait d'ailleurs fallu marcher pendant plus d'une quinzaine de kilomètres avant de pouvoir frapper à une de ces portes qui ne s'ouvrent pas. Nous avions du tabac, il faisait beau, c'était l'été. Les étoiles donnaient assez de clarté pour qu'on puisse distinguer à l'horizon le hérissement noir des Alpes. Peu à peu nos yeux s'habituèrent à l'obscurité jusqu'à voir, pas très loin de nous dans les vergers d'amandiers, la masse d'une grosse ferme fortifiée au milieu des éteules. Ce plateau aime le mystère : la nuit lui convient.
Nous étions du pays, mon ami et moi, nous savions que, dans ces cas-là, il faut parler à voix haute. C'est ce que nous faisions. Les chiens n’aboyaient pas. D'ailleurs, on ne les laisse jamais dans la cour. On les fait entrer et on se barricade avec eux. Ce sont de bonnes bêtes, mais qui, même en plein jour, font passer la fidélité au maître avant la bonté. Ils attendent que leur patron soit Couché et ils s'allongent au pied de son lit. Leurs yeux sont couverts de poils, ils peuvent aisément feindre le sommeil, tout en guettant à travers leurs épais sourcils. Ils ressemblent au chien qui suivait saint Benoît Labre. Ce sont des griffons hauts sur pattes et râblés, bâtards bien entendu et qui s'abâtardissent à chaque printemps, mais sans jamais perdre cette fidélité totale ; au contraire, plus ces griffons sont laids, plus ils sont héroïques. Accouplés souvent à des hommes lourds et sournois, à des familles rendues sauvages par des siècles de peur, à des troupeaux malades qui ne peuvent leur donner aucun plaisir, ils gardent leurs vertus. Ils ont l'air même de se jeter à corps perdu dans une sorte de sainteté.
Ce que je veux écrire sur la Provence pourrait également s'intituler: "On ne peut pas connaître un pays par la simple science géographique. On ne peut, je crois, rien connaître par la science; C'est un instrument trop exacte et trop dur. le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme.
Un chalut coûte des millions. Pour aller à la pêche, il faut un capital considérable. Qu'on en soit proriétaire ou qu'on soit débiteur d'un bailleur de fonds, on est dans la combinaison des finances modernes, ce qui exclut de façon totale et absolue le droit à la sieste. Tout compte fait, cette façon de vivre avec de l'argent n'est pas belle, n'est pas adroite, n'est même pas logique. Je préfère celui qui, dès qu'il à cent francs de trop, va boire un coup.
C'est un pays qui résiste à la civilisation de l'argent parce que, je crois, une longue habitude de la pauvreté leur a donné la certitude que leurs joies étaient gratuites.
Il suffit ensuite d’un bouquet de lavande pour qu’il vous soit parlé – et en langage d’une étrange densité – de ces libertés essentielles qui sont le charme de ces hautes terres. Fussiez-vous alors dans de lointaines Amériques, en Chine ou au Béloutchistan, perdu dans des livres austères ou naufragés dans des drames personnels, sociaux ou cosmiques, c’est la liberté, c’est la fraîcheur, le calme et la grandeur de la Haute-Provence qui vous visitent, vous tirent brutalement vers elle et vous animent. Pour qui est de ce pays – ou qui l’habite, non comme un touriste mais comme un homme, c’est-à-dire en y faisant participer son esprit et son cœur -, c’est la plus grande ressource possible. Que tant de force soit dans un parfum ne peut paraître exagéré qu’à ceux qui n’ont jamais eu à se réconforter l’âme en touchant l’âme d’une patrie.
Feuilleter le manuscrit d'un écrivain, c'est entrer dans l'intimité de l'auteur. On devine sa main courant sur le papier, on suit son tâtonnement, sa recherche, avec ses repentirs et ses illuminations.
Des superbes dessins qui accompagnent les écrits de Victor Hugo, aux ratures de Flaubert, témoignant de sa recherche obsessionnelle de l'expression juste; des fameuses «paperolles» de Proust, aux notes, plans et esquisses de Zola ; des épreuves corrigées De Balzac, aux contraintes mathématiques de Perec, des manuscrits raturés d'Apollinaire, Segalen, et Valery, au bouillonnement désordonné de Bataille ; du plan à bulles de Jules Romain, aux écrits d'Aragon et Giono, découvrant leur roman au fur et à mesure qu'ils l'écrivaient, autant de traces écrites, qui donnent à voir, au gré des fragments de textes raturés, le travail sur l'image, le rythme et la forme.
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