Une heureux hasard -ou destin- a mis sur ma route le théâtre de Giraudoux. Ayant pu admirer une dynamique troupe lyonnaise jouant Electre, puis Laetitia Casta en Ondine, je ne pouvais que m'intéresser à cette réécriture des mythes dans ce théâtre contemporain. Habituellement prudent lorsque je lis "contemporain", j'ai adoré ces réécritures de Giraudoux !
Giraudoux met de la magie moderne dans la tragédie, et y transpose son regard critique sur la bourgeoisie et la femme du XXème siècle.
J'aime ses images marines, mêlant le burlesque à une certaine préciosité ; Giraudoux est un travesti, glissant ses mots joueurs tour à tour dans le personnage du mendiant, des Euménides, ou d'Agathe.
Epoussetant ce cher vieil Homère, bravant Sophocle et Euripide, et tournant presque à l'Agatha Christie, il glisse entre deux actes ce magnifique lamento du jardinier : "moi je ne suis pas dans le jeu. C'est pour cela que je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire"... mais qu'il nous dit quand même...
L'analyse des personnages, luttant pour le pouvoir, enferrés dans leurs névroses familiales freudiennes, le personnage d'Egisthe, véritable héros nietzchéen, rappellent au lecteur ou spectateur l'année de publication d'Electre : 1937.
Oui, décidément j'aime beaucoup le théâtre de Giraudoux, cette façon de respecter outrageusement les régles de la tragédie antique, tout en y glissant incongruités, anachronismes, fantaisie et jeu parodique. Ce faisant, il exorcise le tragique, exorcisme dont avait tant besoin l'année 1937, et sûrement aussi l'année 2019... et c'est au jardinier qu'échoit le dernier mot, philosophie des bisounours certes, mais ô combien précieuse : "Joie et amour, oui. Je viens vous dire que c'est préférable à aigreur et haine."
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Le lamento du jardinier.
On réussit chez les rois les expériences qui ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C’est toujours de la pureté. C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est à dire en somme de l’innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C’est une entreprise d’amour, la cruauté... pardon je veux dire la Tragédie. Voilà pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m’approuverait, ferait un signe, qu’un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l’écho ma devise de délaissé et de solitaire : joie et amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu’une voix d’en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerre de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : joie et amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D’abord par bienséance. Ce n’est pas dans le rôle d’un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c’est tellement inutile. On sent tellement qu’en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu’ils sont, et même s’il n’y en a qu’un et même si cet un est absent, prêt à crier joie et amour. C’est tellement plus digne d’un homme de croire les dieux sur parole, –sur parole est un euphémisme,– sans les obliger à accentuer, à s’engager, à créer entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi, ç’a toujours été les silences qui me convainquent... Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n’est-ce pas ? S’ils y tiennent absolument, qu’ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence... C’est tellement plus probant. Ecoutez... Merci.
Sur nos fautes, nos manques, nos crimes, sur la vérité, s'amasse journellement une triple couche de terre, qui étouffe leur pire virulence : l'oubli, la mort, et la justice des hommes. Il est fou de ne pas s'en remettre à eux. C'est horrible, un pays où, par la faute du redresseur de torts solitaire, on sent les fantômes, les tués en demi sommeil, où il n'y a jamais remise pour les défaillances et les parjures, où imminent toujours le revenant et le vengeur. Quand le sommeil des coupables continue, après la prescription légale, à être plus agité que le sommeil des innocents, une société est bien compromise.
- Comment cela s'appelle t-il, lorsque le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, et que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
- Cela a un très beau nom, femme Narsès : cela s'appelle Aurore.
Un étranger (Oreste) entre escorté de trois petites filles, au moment où, de l'autre côté, arrivent le jardinier, en costume de fête, et les invités villageois.
PREMIERE PETITE FILLE
Ce qu'il est beau, le jardinier!
DEUXIEME PETITE FILLE
Tu penses! C'est le jour de son mariage.
TROISIEME PETITE FILLE
Le voilà, monsieur, votre palais d'Agamemnon!
L'ETRANGER
Curieuse façade!... Elle est d'aplomb?
PREMIERE PETITE FILLE
Non. Le côté droit n'existe pas. On croit le voir, mais c'est un mirage. C'est comme le jardinier qui vient là, qui veut vous parler. Il ne vient pas. Il ne va pas pouvoir dire un mot.
DEUXIEME PETITE FILLE
Ou il va braire. Ou miauler.
LE JARDINIER
La façade est bien d'aplomb, étranger; n'écoutez pas ces menteuses. Ce qui vous trompe, c'est que le corps de droite est construit en pierres gauloises qui suintent à certaines époques de l'année. Les habitants de la ville disent alors que le palais pleure. Et que le corps de gauche est en marbre d'Argos, lequel, sans qu'on ait jamais su pourquoi, s'ensoleille soudain, même la nuit. On dit alors que le palais rit. Ce qui se passe, c'est qu'en ce moment le palais rit et pleure à la fois.
Moi je ne suis plus dans le jeu. C’est pour cela que je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire. Dans de pareilles histoires, ils ne vont pas s’interrompre de se tuer et de se mordre pour venir vous raconter que la vie n’a qu’un but, aimer. Ce serait même disgracieux de voir le parricide s’arrêter, le poignard levé, et vous faire l’éloge de l’amour. Cela paraîtrait artificiel. Beaucoup ne le croiraient pas. Mais moi qui suis là, dans cet abandon, cette désolation, je ne vois vraiment pas ce que j’ai d’autre à faire !
"Siegfried" de Jean Giraudoux