UN CHAMP D'ÎLES – novembre 1952.
Que tout ce lieu soit muet comme un poème sans vergers, ou que cet arbre hésite au bord de vous, cherchant l'oiseau de son regard sur vous brodé, la nef des arbres hauts sur la hauteur, et l'ogive tressée d'ombre pour vos ployures, — toute splendeur est-elle pas muette? Comme un poème hésite au bord de l'eau, tâte du pied guette le gué mire le ciel dans ses brouillards sans gué, sans gué ! comme un poème de mâtures crie sa voile et ses huniers, — ainsi demeure-t-il à la frontière de vous, maraudeur d'un autre pays, une pierre à son front comme un signe d'ancienneté. Qui tarde à dire l'indicible, il s'établit dans l'aube. Celui que trouble l'opacité, celui qui devine l'enfance, il grandit dans l'assurance de sa voix, la maladresse de ses pieds, — le moindre vent le fait faillir. Que dirait-il, que vous sachiez, et quoi encore, que vous ne sachiez pas, ô immensité sur les labours ?
A jamais la fibre de votre regard étranger à la fibre de son regard, à jamais. L'herbe où vous baignerez, enfant promise aux plénitudes de la terre, en vain sur ses racines tente-t-il de l'élever. (Ou bien resterez-vous désolée sur votre sable, purifiant la soif et la faim?) Voici depuis longtemps un autre ciel, une autre baie, qu'il y perdure. Une autre moisson. Qu'il en lève son levain. Et, qu'aux abords de votre corps il exténue l'attente (autre patience, autre ondée), il n'importe. Son silence est de vous appeler à ce feuillage de grandeur où naissent la mer, et les continents après elle, et toutes saveurs réparties sous le couteau de la lumière, les nappes spectrales du silence, buses et blancheurs du cri, et toute chose épanouie vers son île quotidienne, ouverte, hélante, et secrètement close, et muette autant qu'une splendeur...
Extrait de la première partie, pp. 17-18.
VERSETS
4
Vous éleviez votre corolle, demandiez au jour l’essaim de ses yeux pâles, où le fleuve s’efforce et les orages s’établirent.
Ô ! défaisant le jour il met à jour des peuples des amours, — mais de quel fleuve s’agit-il sinon d’orage, où cette image aura baigné ?
Et ainsi vague de la vague, de vous-même sans fin plage, êtes-vous réelle de mer ou toujours plage de ce rêve ?
(Et c’est, de l’arbre descendant, même falaise, les rochers, ce cœur de sables, cette mer !)
5
Pollens ! Arbres neigeant, neigeuses semailles !
Gémissez le souvenir de vos sèves dans le sol
Et le front adouci de vos querelles dans le vent.
Déjà l’hiver, déjà, et de nouveau ce silence.
Un long voyage silencieux sans que l’eau rouge nous avive
Un pur aller un pur grévage et une abside non moins pure
Comme d’une Inde fabuleuse qui dépérit, soudain humaine,
Et qui vient mourir en le miroir de votre mort.
6
Je vois ce pays n’être imaginaire qu’à force de souffrance,
Et qu’au contraire très réel il est souffrance d’avant la joie,
Écumes ! — à peine là, qui s’effarouche et meurt. Comme on voit :
« Sur les graviers, émerveillé de salaisons
Un peuple marche dans l’orage de son nom !
Et des lucioles l’accompagnent. »
VERSETS
7
Encore, et inconnue, en qui la nuit épouse et son aurore,
Il n’est joie que sereine auprès des sables morts, il n’est miroir que de vos corps
Où la vague du temps dénude sa Saison ! Celui
Qui va nouant d’écumes sa parole et s’ébat au miroir du sable, — il meurt pourtant.
L’écume ne connaît la douleur ni le temps.
8
Sable, saveur de solitude ! quand on y passe pour toujours.
Ô nuit ! plus que le chemin frappé de crépuscules, seule.
À l’infini du sable sa déroute, au val de la nuit sa déroute, et sur le sel encore,
Ne sont plus que calices, cernant l’étrave de ces mers, où la délice m’est infinie.
Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ?
9
Par le viol sacré de la lumière imparfaite sur la lumière à parfaire,
Par l’inconnue la douceur forçant la douceur à s’ouvrir,
Vous êtes amour qui à côté de moi passe, ô village des profondeurs,
Mais votre eau est plus épaisse que jamais ne seront lourdes mes feuilles.
Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ?
10
Vers la chair infinie, est-ce attente brisée de la racine, un soir de grêle ?
Ô d’être plus loin de vous que par exemple l’air n’est loin de la racine, je n’ai plus feuille ni sève.
Mais je remonte les champs et les orages qui sont routes du pays de connaissance,
Pures dans l’air de moi, et m’enhardissent d’oubli si vient la grêle.
(Et que dire de l’Océan, sinon qu’il attend ?)
VERSETS
2
Et le poète se connaît, pourtant s’adresse un plein d'autans,
De tempêtes : c’est une mer qui se requiert, ne se trouvant.
Comme une mer jalouse, elle-même amante, se déchire,
Déchaînée ― jusqu’aux arbres, qu’elle ne peut atteindre.
3
J’étreignais le sable, j’attendais entre les roches, j'embrassais
L’eau puis le sable, les rochers — ce cœur des choses rêches, — puis un arbre ! M’écriant
Que le langage se dénoue et que telle baigne, en ce lieu,
Qui aurait allumé plus pur encore le mirage.
― Les trois orties de l’ignorance ont poussé devant ma porte !
Quel est ce lieu, quel est cet arbre sur la falaise
Et qui ne cesse de tomber ?
La baie triste n'a pas bougé
Sur un lac de roses, jonchée
De morts pâlis dans les rosiers
Baie funèbre elle est demeurée
La rive hésite la mer passe
Les barques sont laveuses d'eau
Noir est le sable, la couleur
Est évidente dans ce lieu
Les oiseaux y vêtent de gris
L'azur trouble de leurs envols
Telle évidence a rendu folle
La première vague échouée
Vagues de folie en folie
Hâves les autres ont suivi
Les rosiers ont gardé l'aumône
Des suicidés, à leurs replis
La race blanche des frégates
Jamais ne vient à ces repas
Elles vont sonner d'autres glas
Où le vent ne porte point gants
Ici ne bougent que l'émoi
Du souvenir et ce haut cri
Qu'un midi d'août on entendit
Sur la falaise et son troupeau
Un cri de terre qui déploie
Les nervures de sa feuillée
Parce qu'amour l'aura fouillée
Ou que la pluie est avenante
Un cri de femme labourée
À la limite des jachères
Ses seins nubiles partagés
Entre la misère et la mousse
Cri de verrous et cri d'orfraie
Et ce peuple était endormi
L'oiseau rapace fait son nid
Sur la cendre de l'arbre, vive
Et ne bouge encore que lait
Des goémons cette senteur,
La mort vivifie la mort
Baie funèbre elle est demeurée
Mais triste elle n'a bougé
Sur son mac de haines, jonchée
De morts pâlis dans les halliers
Qui vous pardonnent, ô rosiers
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Avec son idée de la créolisation, le poète et philosophe Edouard Glissant en appelle à un "Tout-Monde" visionnaire, où nos identités dynamiques et ouvertes sont une clé pour penser notre futur. Réinterprétée, réappropriée aujourd'hui par divers courants de pensées, l'idée de créolisation théorisée par Edouard Glissant plonge ses racines - ses rhizomes - dans son expérience singulière des Antilles et de la langue créole.
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