Cela commence par une "Parabole", le premier texte, murmurée par un ""nous" dans lequel chacun peut reconnaître le chemin de sa vie.
Dès lors, la porte m'était ouverte vers ce recueil qui m'a délicieusement ébranlée, tant pour la musicalité de la prose que pour la simplicité des mots et des situations (ce qui m'a permis le plaisir d'une lecture en anglais principalement), simplicité qui pourtant conduit sans crier gare à des profondeurs troublantes.
C'est peut-être une erreur d'interprétation mais qu'importe : J'ai eu la sensation de croiser deux personnages aux récits entremêlés, un "il" que l'on découvre tout jeune enfant mobilisé sur ses sensations nocturnes, déjà capable de ressentir ses parents disparus, et que l'on va retrouver tout au long de sa vie marqué par cette absence; mais également une "elle" qui pourrait être l'auteur, se nourrissant de la nuit.
Très belle découverte!
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Voici une poésie élégante, où l'auteur nous énonce les choses de la vie avec douceur et beaucoup de charme. Il y a une suavité de la langue anglaise, car j'ai trouvé cette écriture plus "british" qu'américaine, qui berce l'oreille.
Un rien dérangée par le fait que l'auteur, femme, s'incarne dans ses poésies au masculin le plus souvent, vous allez me dire que c'est du détail, certes, mais je ne peux dire autrement, puisque je me suis fait fort de ne pas faire de la critique littéraire de mes petites bafouilles, mais juste le compte-rendu d'un ressenti.
Et donc, et donc, je pense bien me replonger dans un de ses recueils, mais pas tout de suite. Ce n'est pas non plus le coup de coeur poétique de l'année. N'en déplaise à l'académie de Stockholm.
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D’un regard omniscient, la poétesse s’empare de choses simples : objets, bruits, moments pour en tirer des révélations de notre conditions humaine et notre monde.
Lire la critique sur le site : Elle
MINUIT
Enfin la nuit m’enveloppait ;
Je flottais dessus, peut-être dedans,
ou elle me portait comme une rivière porte
un bateau, et en même temps
elle tourbillonnait au-dessus de moi,
parsemée d’étoiles mais néanmoins obscure.
C’était pour des moments comme celui-là que je vivais.
Je sentais que j’étais mystérieusement soulevée au-dessus du monde
de telle sorte que l’action était enfin impossible
ce qui rendait la pensée non seulement possible mais sans limites.
Cela n’avait pas de fin. Je sentais que je n’avais pas
besoin de faire quoi que ce soit. Tout
serait fait pour moi, ou me serait fait,
et si ce n’était pas fait, c’est que ce n’était pas
essentiel.
J’étais sur mon balcon.
Dans ma main droite je tenais un verre de whisky
dans lequel deux glaçons fondaient.
Le silence était entré en moi.
Il était comme la nuit, et mes souvenirs – ils étaient comme des étoiles
en ceci qu’ils étaient fixes, même si, bien sûr,
si l’on pouvait voir à la façon des astronomes
on verrait que ce sont des feux qui ne s’éteignent jamais, comme les feux de l’enfer.
Je posai mon verre sur la rambarde de fer.
En contrebas, la rivière scintillait. Comme je l’ai dit,
tout étincelait – les étoiles, les lumières du pont, les grands
immeubles illuminés qui paraissaient s’arrêter à la rivière
puis recommencer, le travail de l’homme
interrompu par la nature. De temps en temps je voyais
les bateaux de plaisance du soir ; comme la nuit était chaude,
ils étaient encore pleins.
C’était là la grande excursion de mon enfance.
Le court voyage en train parachevé par un thé de gala au bord de la rivière,
puis ce que ma tante appelait notre promenade,
puis le bateau lui-même qui allait dans un sens et dans l’autre sur l’eau sombre –
Les pièces passaient de la main de ma tante à la main du capitaine.
On me tendait mon ticket, chaque fois un nouveau numéro.
Puis le bateau entrait dans le courant.
Je tenais la main de mon frère.
Nous regardions les monuments se succéder les uns aux autres
toujours dans le même ordre
de sorte que nous entrions dans le futur
tout en éprouvant de perpétuelles récurrences.
Le bateau remontait la rivière et puis la redescendait.
Il se déplaçait dans le temps et ensuite
dans une inversion du temps, même si nous nous dirigions
toujours vers l’avant, la proue creusant continuellement
un chemin dans l’eau.
C’était comme une cérémonie religieuse
pendant laquelle l’assemblée se tenait
dans l’attente, dans la contemplation,
et c’était là tout l’enjeu, la contemplation.
La ville dérivait à côté de nous,
une moitié à notre droite, une moitié à notre gauche.
Regarde comme la ville est belle,
nous disait ma tante. À cause
des lumières allumées, je suppose. Ou peut-être parce que
quelqu’un l’avait dit dans une plaquette imprimée.
Après cela nous prenions le dernier train.
Je dormais souvent, même mon frère dormait.
Nous étions des enfants de la campagne, peu habitués à ces intensités.
Les garçons, vous êtes dépensés, disait ma tante,
comme si notre enfance entière était comparable
à une qualité épuisée.
À l’extérieur du train, la chouette appelait.
Comme nous étions fatigués quand nous arrivions à la maison.
J’allais au lit avec mes chaussettes.
La nuit était très sombre.
La lune se levait.
Je voyais la main de ma tante serrer la rambarde.
Dans une grande excitation, applaudissant et acclamant,
les autres grimpaient sur le pont supérieur
pour regarder la terre disparaître dans l’océan –
UN SILENCE AUX MOTS PERÇANTS
Laisse-moi te dire quelque chose, dit la vieille femme.
Nous étions assises l’une en face de l’autre,
dans le parc à ____, une ville célèbre pour ses jouets de bois.
À l’époque, j’avais fui une aventure triste,
et en guise de pénitence ou d’autopunition, je travaillais
dans une usine, sculptant à la main les petites mains et les petits pieds.
Le parc était ma consolation, en particulier pendant les heures calmes
qui suivent le coucher de soleil, quand il était souvent abandonné.
Mais ce soir-là, quand j’entrai dans ce qu’on appelait le Jardin de la Contessa,
je vis que quelqu’un m’avait précédée. Il m’apparaît clairement aujourd’hui
que j’aurais pu continuer mon chemin, mais il était
prévu que j’arrive à cet endroit ; toute la journée j’avais pensé aux cerisiers
qui occupaient la clairière et dont la période de floraison était bientôt terminée.
Nous étions assises en silence. La nuit tombait,
et avec elle arrivait une sensation de clôture
comme dans un compartiment de train.
Quand j’étais jeune, dit-elle, j’aimais suivre les chemins du jardin au coucher du soleil
et lorsque le chemin était assez long je pouvais voir la lune se lever.
C’était là pour moi le grand plaisir : pas le sexe, pas la cuisine, pas les divertissements du monde.
Je préférais le lever de lune, et parfois je pouvais entendre,
au même moment, les notes sublimes de l’accord final
des Noces de Figaro. D’où la musique venait-elle ?
Je ne l’ai jamais su.
Comme c’est dans la nature des chemins de jardin
d’être circulaires, chaque nuit, après mes déambulations,
je me retrouvais devant ma porte d’entrée, à la regarder,
à peine capable de distinguer, dans l’obscurité, la poignée scintillante.
C’était, dit-elle, une grande découverte, bien que ce fût ma vraie vie.
Mais certaines nuits, dit-elle, la lune était à peine visible à travers les nuages
et la musique ne commençait jamais. Une nuit de pur découragement.
Et pourtant la nuit suivante je recommençais, et souvent tout allait bien.
Je ne trouvai rien à dire. Cette histoire, si dépourvue de sens quand je l’écris,
était à vrai dire interrompue à chaque étape par des pauses ressemblant à des transes
et par des entractes prolongés, de sorte qu’à ce moment-là la nuit avait commencé.
Ah, la spacieuse nuit, la nuit
si désireuse d’accueillir d’étranges conceptions. Je sentais que quelque secret important
était sur le point de m’être confié, comme une torche est passée
d’une main à l’autre dans un relais.
Toutes mes excuses, dit-elle.
Je vous avais prise pour une de mes amies.
Et elle fit un geste vers les statues parmi lesquelles nous étions assises,
des hommes héroïques, de saintes femmes qui se sacrifiaient
en tenant des bébés de granit sur leurs poitrines.
Pas changeants, dit-elle, comme les êtres humains.
En ce qui les concerne, j’ai abandonné, dit-elle.
Mais je n’ai jamais perdu mon goût pour les périples.
Corrigez-moi si je me trompe.
Au-dessus de nos têtes, les cerisiers en fleur avaient commencé
à s’épandre dans le ciel de nuit, ou peut-être les étoiles étaient-elles à la dérive,
à la dérive ou en train de s’effondrer, et là où elles atterrissaient
de nouveaux mondes se formaient.
Peu après je retournai à ma ville natale
et fus réunie à mon ancien amant.
Et pourtant, de plus en plus, mon esprit revenait à cet incident,
l’étudiait sous toutes les perspectives, plus profondément convaincu chaque année,
malgré l’absence de preuve, qu’il renfermait quelque secret.
J’en arrivai finalement à la conclusion que le message, quel qu’il soit, qu’il pouvait y avoir eu
ne se trouvait pas dans la parole – c’est ainsi, remarquai-je, que ma mère me parlait,
ses silences aux mots perçants m’avertissant et me châtiant –
et il me sembla que je n’étais pas seulement revenue à mon amant
mais que je revenais maintenant au Jardin de la Contessa
dans lequel les cerisiers continuaient de fleurir
comme un pèlerin qui cherche l’expiation et le pardon,
alors je supposai qu’il y aurait, à un moment donné,
une porte à la poignée scintillante,
mais quand cela devait arriver, et où, je n’en savais rien.
Enfin la nuit m'enveloppait;
je flottais dessus, peut-être dedans,
ou elle me portait comme une rivière porte
un bateau, et en même temps
elle tourbillonnait au-dessus de moi,
parsemée d'étoiles mais néanmoins obscure.
C'était pour des moments comme celui-là que je vivais.
Je sentais que j'étais mystérieusement soulevée au-dessus du monde
de telle sorte que l'action était enfin impossible
ce qui rendait la pensée non seulement possible mais sans limites.
Comme le jardin est calme ;
aucune brise n’agite le cornouiller sauvage.
L’été est arrivé.
Comme c’est calme
maintenant que la vie a triomphé. Les rudes
piliers des sycomores
soutiennent les immobiles
étagères du feuillage,
en dessous la pelouse
luxuriante, iridescente –
Et au milieu du ciel,
le dieu arrogant.
Les choses sont, dit-il. Elles sont, elles ne changent pas ;
la réponse ne change pas.
Comme elle est calme, la scène
et le public aussi ; on dirait
que respirer est une intrusion.
Il doit être très proche,
l’herbe n’a pas d’ombre.
Comme c’est calme, comme c’est silencieux,
comme un après-midi à Pompéi.
(Un jardin d'été)
La fenêtre ouverte
Un vieil écrivain avait pris l'habitude d'écrire le mot fin sur u bout de papier avant de commencer ses histoires, après quoi il prenait un paquet de feuilles, généralement mince en hiver quand les jours étaient courts, et comparativement épais en été quand sa pensée redevenait souple et associative, abondante comme la pensée d'un jeune homme. Alors seulement l'histoire lui arrivait, chaste et raffinée en hiver, plus libre en été.
C'est ainsi qu'il est devenu un maître reconnu.
Il travaillait de préférence dans une pièce sans horloges, se fiant à la lumière pour savoir quand le jour était fini. En été, il aimait avoir la fenêtre ouverte.
Disparue le 13 octobre 2023, encore trop peu connue en France malgré un prix Nobel de littérature en 2020, Louise Glück poursuivait son chemin solitaire en poésie, n'appartenant à aucune école et aucune mode.
Tout en retenue, son style est néanmoins de plus en plus narratif. En témoignent ces quinze recettes qui, tantôt sur le mode de la fable, tantôt sur le mode de la bribe autobiographique, racontent la fin d'une vie et les souvenirs qui remontent d'un passeport oublié à un bonsaï qu'on taille.
L'avis des critiques :
Pour Anne Dujin, rédactrice en chef de la revue Esprit, la voix de Louise Glück ne se laisse pas cataloguer, à la fois très retenue et très lyrique, intimiste et réflexive. Par ailleurs, Anne Dujin évoque la présence d'un “je” poétique dispersé, avec des passages entiers qui semblent biographiques, mais dans lesquels le doute s'instille.
le documentariste et auteur Romain de Becdelièvre a beaucoup apprécié l'aspect collectif de cette poésie qui se fait et s'écoute à plusieurs, là où selon lui la poésie est souvent de l'ordre de la solitude et du solipsisme. En outre, il s'est dit touché par “l'hommage rendu à des ancêtres fantasmatiques et imaginaires” dans ce recueil.
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