Il paraît que j’ai eu un jour vingt-sept ans. Quand ? Je ne sais plus, mais c’était pas hier. Je me suis arrêté de vieillir à l’âge de Jim Morrison, Janis Joplin et de tous les clamsés du Forever 27 Club. Pour être honnête, j’ai pas inventé l’élixir de jouvence, je fais juste semblant d’oublier mes anniversaires à la manière d’une bourgeoise liftée. Je vis au présent. Le temps qui passe me fout les jetons, surtout ces derniers temps. Même si vous vous en fichez, sachez aussi que je suis biologiste, spécialiste des cétacés. Mes ancêtres polonais m’ayant légué un teint pâle et une tignasse blond cendré on me surnomme naturellement « Beluga », « Bélou » pour les intimes. Comme je suis gourmand, mon embonpoint me vaut aussi de la part de quelques cons le sobriquet de « Moby Dick ». Je les emmerde !
Elle s’asseyait devant le bassin aux nénuphars. La tranquillité de l’eau et le chant des oiseaux l’apaisaient. Nous avions de longues conversations sur l’art, la politique, l’état de la planète. On s’est échangé des confidences, livré des petits secrets. Je n’ai jamais été autant son fils. Elle n’a jamais été autant ma mère que durant cette période. Au fil des semaines, j’avais vaincu ma peur. Pas celle de la disparition, mais celle de la fin de vie. En domptant mes angoisses, j’avais aidé ma mère à combattre les siennes. Il n’y a eu ni larmes ni promesses sur le seuil de la porte. Elle est partie sereine, le sourire aux lèvres.
Ceux qui ne rigolent pas de cette joyeuse aventure sont surtout les mammifères marins désorientés par les détonations qui bousillent leur sonar. C’est à cause de ce vacarme qu’on retrouve régulièrement des milliers de marsouins échoués sur les plages ou de pauvres baleines à l’agonie dans les eaux de la Tamise. Pour faire bonne figure et calmer les écolos, chaque navire sismique embarque un type ou une nana qui surveille les vagues à la jumelle. À la moindre nageoire en vue, les tirs sont suspendus. Ça rend fous de rage les sondeurs.
La paix consolidée, nous sommes retournés tous les deux au Liban. Le pays était en ruine, ses côtes saccagées par la pollution. Je devais évaluer l’état du littoral pour le compte d’une ONG. Ce fut mon premier job sérieux, mon premier coup de foudre aussi. J’ai rencontré Samia un matin où je prélevais des échantillons d’eau dans le Nahr Ghadir. Son regard m’avait liquéfié le cœur et probablement dissout au passage les tonnes de pesticide et d’huile de vidange que le fleuve charriait vers la mer.
Samia n’a qu’un défaut. Elle souffre d’une jalousie amoureuse aussi flatteuse que pénible. Je ne peux pas lui en vouloir. Si la confiance est ébréchée, c’est entièrement de ma faute. Il y a quatre ans, à Nairobi, j’ai eu le malheur de succomber aux charmes d’une belle Italienne. Elle était venue collaborer à un groupe de travail sur le développement du tourisme à la baleine. J’étais seul. Samia fouillait les ruines d’un château byzantin sur les rives de l’Euphrate.