Les contes disent nos archaïsmes, la perpétuation de nos questionnements, qui se rejouent depuis la nuit des temps, et finalement renvoient au mythe.
Comme eux , l'oeuvre de Charlotte Delbo dépasse son contexte historique. Auschwitz est moins son sujet que l'endroit depuis lequel elle écrit, un ancrage qui dicte une lecture singulière du monde. (p. 34)
Charlotte Delbo est revenue pour écrire. Par inadvertance peut-être, par surprise, écrire lui a permis de revenir.
Qui a lu les récits et poèmes du retour livrés par des déportés sait comme il est difficile de revenir d'Auschwitz. Je veux dire revenir complètement, au-delà du corps, se délester des réflexes de la déportée, de ses peurs, repousser l'invasion quotidienne. C'est un poids terrible que la cohorte des souvenirs.
( p 133)
Ce qu'on appelle géographie- la capacité à étudier et à penser l'espace, à appréhender un milieu, les interactions humaines qui s'y jouent, à en saisir le sens, les ordonner, les représenter-y est constamment mis en échec. Auschwitz n'est pas territoire, c'est quelque chose comme la -terra incognita- des anciennes cartes latines, au-delà des limites du monde exploré, qui portait parfois la mention : " Ici, il y a des dragons" (p. 32)
L'oubli est la mort véritable.
Dans l'oeuvre de Charlotte Delbo, écrire Auschwitz, c'est écrire le fragment.
Qu'une personne revenue de la pire détresse ait conservé un tel goût de vivre, cela tordait le cou à nos petites mélancolies.
C'est une histoire triste, sans fin, que met en mots Charlotte Delbo. Elle raconte qu'Auschwitz n'est pas un récit achevé. Un lieu clos. Comme les contes, comme les mythes il se décline sans cesse, change de costume, d'époque, de territoire, se réincarne mille fois en des formes oubliées - je pense, moi, au génocide arménien de 1915 qui en contenait les germes. Si Charlotte Delbo avait été vivante, elle aurait évoqué le génocide rwandais, la guerre en Tchétchénie, Vladimir Poutine, le conflit syrien, je ne peux m'empêcher de le croire ; et je me demande quel chagrin l'aurait saisie.
Je voudrais par ce livre susciter par contagion irrésistible le désir de connaître Charlotte Delbo et de l'aimer
La liberté retrouvée est un vertige, souvent une illusion. On n'est pas libre, occupé de cauchemars.
Le douloureux paradoxe, déplore Charlotte Delbo, est que tout effort pour trouver un langage propre à dire Auschwitz contient sa ruine : parler d'Auschwitz, c'est presque démentir l'expérience qu'on rapporte, puisque dans les conditions que les déportés relatent, écrit-elle, détournant un vers d'Apollinaire "aucun de nous n'aurait dû revenir". Braver l'obstacle de la langue, c'est être aussitôt suspecté de tronquer le réel ...