A force de photographier son visage, est-ce que l'on ne perd pas un peu la tête ?
Avec le selfie, je me mets en scène, acteur sans scénario, je suis ce que je montre, plus question de m'envisager autrement. Je maîtrise mon image grâce à un codage : bouche en cul de poule, tête penchée, vue en plongée, moue rigolote. Ne m'exprimant qu'avec l'un des 1 200 emojis censés couvrir toute la palette émotionnelle, gommant ma singularité, encourageant le néo-analphabétisme, l'appauvrissement du langage, la pauvreté de la pensée.
Qui suis-je ?
Un exhibitionniste obligeant son public à jouer les voyeurs, dont le nombre de like conforte ma bonne opinion de moi-même ? Un solitaire obligé de réaliser un egoportrait pour exister, faute d'un ami réel près de lui pour lui tirer (le portrait) ? Un idéal usurpé de moi-même, un simulacre retouché ? Un Narcisse subjugué par son image, propre objet de son amour, se désirant lui-même, dans l'impossibilité d'assouvir cet amour ? Une image éphémère se substituant aux mots, aux récits, aux phrases, qui n'a ni le temps ni la place de dire ou raconter, de désirer, de rêver ? N'y a-t-il pas dans mes selfies une part d'ombre dans le poids de solitude qu'il peut dissimuler, dans ses excès pathologiques ? Faire semblant d'exister ne résout pas le vide de nos vies, ni sa perte de sens.
Je selfie donc je suis est un essai passionnant de la première à la dernière ligne, dans lequel
Elsa Godart – deux fois Docteur, en psychologie et en philosophie - offre au lecteur un aperçu de ses recherches sur les mutations engendrées par l'hypermodernité. Dans cet opus, elle s'intéresse à la révolution virtuelle du selfie, à ce qu'elle révèle d'émotionnel et peut-être surtout à ce qu'elle cache. D'une rigueur scientifique, l'auteure a choisi 8 domaines, parmi lesquels « Une révolution sociale et culturelle », «Une révolution esthétique », « Une révolution érotique », « Une révolution pathologique », etc.
Même si de nombreux sujets sociétaux m'intéressent, je renonce souvent à la lecture d'essais universitaires, souvent techniques et arides, réservés à un lectorat spécialisé. N'étant justement spécialiste en rien, je remercie
Elsa Godart pour son effort de vulgarisation dans sa plus noble acception, qui réussit à traduire simplement des notions complexes, accessible à un large public curieux de mieux appréhender notre monde. Son style dynamique et limpide, ses connaissances intégrées en douceur et non assénées, les traditionnelles notes de bas de page reléguées en fin de chaque chapitre pour ne pas étouffer le lecteur, rendent la lecture agréable et facile, le mythe de Narcisse raconté et expliqué dans ses détails servant bien évidemment de fil rouge à l'ensemble. J'ai également apprécié que son discours ne se contente pas – comme c'est souvent le cas – de tirer à boulets rouges sur les réseaux sociaux et autres habitudes virtuelles. L'auteure rappelle que ce n'est pas à internet qu'il faut s'en prendre, mais à nous mêmes, et à nos pratiques possiblement dévoyées dans une egosphère décomplexée. Dans sa conclusion, elle propose d'accepter la mutation des liens, plutôt que de la nier ou la rejeter, et grâce aux infinies possibilités offertes par la technologie, de recréer une humanité qui transcende l'hyper-individu pour retrouver du sens, en créant une self'éthique.
Au terme de la lecture de cet essai lucide - donc sévère - mais néanmoins porteur d'espérance, la question vertigineuse est : « Etre sur écran ou ne pas être. » Shakespearien et riche de réflexion et de réponses. Merci à
Elsa Godart.