Ecran, Ô mon bel écran, dis-moi qui je suis
Elsa Godart s'attaque au « stade du selfie », nouveau stade d'évolution de l'être humain (pris dans sa plus large acceptation possible de l'individu à l'ensemble de la société), qui vient après le « stade du miroir » qui permet à l'enfant de se découvrir et donc de se construire.
On passe d'une image à une autre de celle du miroir à cette de l'écran, et pourtant, rien n'est aussi simple, au contraire.
A travers sept révolutions liées au selfie (révolution technologique, humaine, moïque [donc d'identité de soi et des autres], sociale et culturelle, érotique, pathologique et esthétique), Elsa Godart dresse un état de l'individu et de la société à travers l'usage et l'abus du selfie, nouvelle idole virtuelle et pourtant tellement présente dans les relations entres les personnes.
Le constat le plus cruel établi par Elsa Godart est celui, une fois de plus, de la disparition du langage, fondement même de la construction de soi et des relations aux autres, au profit d'une image, passée du statut d'icône au statut d'idole, dont la caractéristique fondamentale n'est pas la sincérité.
Elle en arrive à la conclusion que le stade du selfie exige que l'on repense la société dans son ensemble et surtout du point de vue éthique, sans oublier de nous questionner sur notre propre relation au selfie (attrait narcissique, besoin de s'exposer, d'être reconnu, quête identitaire, cure de notre pathos, de notre rapport à la mort aussi, à l'eros et au corps à travers la recherche de la satisfaction de nos désirs de manière immédiate…). Elle note d'ailleurs que le selfie inscrit l'être, le sujet, dans un présent immédiat (disparition de la temporalité) et proche de nous à travers l'écran (disparition de l'espace). le soi a perdu en dimensions…
Autant de questions à traiter pour parvenir à faire cohabiter le nouveau sujet (nous) avec ses « moi » identitaires : moi conscient, moi inconscient et moi virtuel pour créer un soi digital qui puisse cohabiter avec l'autre et ne pas rester dans la dépendance à l'autre, ce qu'Elsa Godart nomme l'altrisme.
Un essai stimulant sur ce que révèle notre rapport au selfie, sur différents plans : est-ce pathologique ? Ou au contraire porteur de nouvelles voies artistiques ? Quelles sont les conséquences sur notre représentation de soi, des autres, du monde, et sur nos relations ? Ne faut-il pas accepter cette révolution - nous n'avons plus le choix - et construire un "humanisme numérique" ?
Un livre très actuel qui permet de remettre en perspective la mode du selfie qui envahit nos vies.
Finalement la question du selfie est presque un prétexte pour s'intéresser à l'évolution de notre société. le narcissisme est très révélateur d'un individualisme forcené forgé par le repli sur soi devant un monde qui se délite.
Une lecture qui permet de prendre du recul sur une pratique devenue banale.
Un essai sur les évolutions que le Net et nos connexions entrainent sur nos mode de vie et de penser. Tout (j'exagère, mais pas tant) est dans le titre, qui percute et semble promettre de ratisser large. Je m'attendais à de la psychologie, voire une études de moeurs. J'ai trouvé de la philo pure et dure, universitaire, psychanalytique. Quelques fulgurances, beaucoup de sauce autour et des envolées difficiles à suivre - en tout cas pour moi, lectrice lambda...
(…) le selfie est questionnement identitaire, expression d’un corps métamorphosé qui échappe inlassablement à la saisie objective de son auteur. Le selfie se présente comme une tentative de réponse aux troubles que constitue la représentation de soi. Cette mise en scène du corps est aussi révélatrice des manques du sujet, ou de ce que nous pourrions appeler ces "ratages". Dans sa difficulté à exister, son impossibilité à affirmer sa singularité, le sujet se disloque, s’éparpille, se perd lui-même. L’acte selfique vient alors, en quelque sorte, rassembler le sujet morcelé, éclaté, l’écran se substituant au cadre contenant capable de le maintenir dans sa position. Cela passe par le corps. Un corps chosifié, réduit à sa pure représentation, tout entier dédié à la jouissance narcissique et au self-ego.
(…) ce n’est plus la réalité qui inspire l’appareil photo mais l’appareil photo-téléphone-connecté qui la crée et la restitue par l’image. Ce n’est plus l’oeil de l’homme qui tente de rendre compte de sa vision du réel ; mais l’oeil de la camera, de la technique, qui organise la vue et réinvente le réel qui va avec.
Il y a dans le fait de publier un selfie sur les réseaux sociaux quelque chose de l’ordre de l’exhibition et du voyeurisme : l’auteur du selfie s’exhibe dans le but d’être vu, d’être perçu, amenant son public, celui à qui s’adresse ce selfie, à jouer le rôle du voyeur. Un comportement qui favorise et alimente le fantasme. Et c’est peut-être là l’une des perversions les plus caractéristiques de notre société hypermoderne : la substitution du fantasme à l’imaginaire, illustrée par cette recherche continue du rapport exhibition/voyeurisme.
Ô selfie magique, dis-moi que je suis la plus belle… Mes mille amis Facebook, assurez-moi ce matin que mon existence est bien réelle par vos like à répétition." À cause de ce besoin de reconnaissance, nous avons perdu une liberté : celle qui consiste à être librement nous-mêmes sans chercher à plaire par peur de décevoir ou d’être rejetés ; d’être disliked, comme nous serions disqualifiés dans ce théâtre des représentations.
Notre démocratie est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par un vide politique ; notre société est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par un profond sentiment d’isolement ; notre intériorité est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par une désubjectivation dont le selfie est la représentation emblématique.
Combien y a-t-il de leçons sur la psychanalyse selon Freud ?