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Gustave Aucouturier (Éditeur scientifique)Henri Mongault (Traducteur)Vladimir Pozner (Préfacier, etc.)
EAN : 9782070364251
512 pages
Gallimard (12/07/1973)
  Existe en édition audio
4.03/5   1187 notes
Résumé :
Jeune escroc ambitieux, Tchitchikov débarque dans la ville de N. Charmeur, drôle, attentionné, il séduit bien vite les notables locaux par ses bonnes manières et son entregent. Mais tout change quand il leur fait une curieuse proposition : il veut acheter leurs morts. Car les propriétaires terriens doivent payer un impôt pour leurs serfs, y compris ceux qui sont morts dans les cinq dernières années. Le héros compte placer ces "âmes mortes" sur un terrain fictif qu’i... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (94) Voir plus Ajouter une critique
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Francis Scott Fitzgerald débute son Gatsby par la formule : « Quand tu es sur le point de critiquer quelqu'un, souviens-toi simplement que sur cette terre tout le monde ne jouit pas des mêmes avantages que toi. »

Peut-être est-ce le message que semble avoir voulu délivrer Nicolaï Gogol à propos de son personnage principal Tchitchikov dans les Âmes mortes ? Mais c'est tellement bizarre, tellement contourné, tellement boiteux, tellement discordant, je trouve, que c'en devient presque inintelligible.

Pourtant, croyez-moi, j'apprécie beaucoup Gogol : j'avais adoré ses Nouvelles de Pétersbourg ; j'ai pris un énorme plaisir au Révizor, mais là, là, je dois confesser que je me suis pratiquement ennuyée de bout en bout dans Les Âmes mortes, dont j'attendais pourtant beaucoup.

Pourquoi ce ressenti ? Eh bien, si vous me permettez l'analogie, d'après moi, la littérature, c'est comme une voiture : le roman en est le moteur, et nous, lecteurs, les roues. Nous ne demandons qu'à rouler, qu'à être mus par le roman…

Malheureusement, s'il prend trop souvent à l'auteur l'idée d'appuyer sur l'embrayage, cela nous désolidarise à tout coup de son roman : nous continuons à tourner quelque temps, mais nous ne sommes plus entraînés, et il faut vite retourner en prise, sans quoi tout s'arrête.

Or, dans la première partie du roman, Nicolas Gogol ne cesse d'appuyer sur l'embrayage en interrompant constamment sa narration par des interpellations directes du lecteur, des formes de justification, des patatis, des patatas et finalement, patatras, on décroche, en tout cas, moi, je décroche. Mon attention s'étiole, l'histoire m'échappe et finalement mon plaisir de lecture s'envole loin, loin, au moins jusqu'au Kamchatka…

Le roman a une histoire : son sujet en fut soufflé à l'auteur par le grand Pouchkine, lui-même, et l'on sait comment ce dernier s'éteignit brusquement, et donc, combien Gogol avait à coeur d'honorer la mémoire de son maître dans cette oeuvre. Mais je la considère franchement mal née.

J'ai constamment le sentiment que Gogol ne savait plus, à mesure qu'il progressait dans l'écriture, ce qu'il voulait vraiment dire ou faire passer à travers ce roman. J'y perçois clairement un changement d'orientation entre la première et la deuxième partie (inachevée et non publiée du vivant de l'auteur). On sait encore que la troisième partie, quasiment terminée échut aux flammes d'une cheminée dans un moment de désarroi de Gogol face à ce qui lui semblait être une mauvaise fin.

Eh oui, dans la première partie, on croit assister à une sorte de remake du Révizor, en moins drôle, en moins bien senti. Un personnage un peu roublard (un peu beaucoup même), Pavel Ivanovitch Tchitchikov, plutôt désargenté mais appartenant à la toute petite aristocratie, arrive dans une région rurale et se met en quête, auprès des aristocrates locaux, de leurs paysans défunts. (Les moujiks appartenant à un domaine étaient désignés comme des « âmes », d'où ce titre, ô combien provocateur dans la Russie hautement croyante et pratiquante de l'époque.)

Apparemment, dans ces années-là (premier tiers du XIXème siècle) les propriétaires devaient s'acquitter d'un impôt auprès du Tzar, et qui dépendait du nombre d'âmes que comportait le domaine à une date fixe. Si bien que si des paysans mourraient, le propriétaire devait encore payer pour chacun jusqu'à la nouvelle date de fixation du nombre de moujiks par domaine.

C'est peut-être un peu compliqué, mais c'est indispensable pour flairer la supercherie de Tchitchikov qui se propose, magnanime, de « racheter » ces âmes mortes à leurs détenteurs. (Laquelle nature exacte de la supercherie ne sera dévoilée au lecteur que bien plus loin dans le roman.)

Beaucoup de ces propriétaires fonciers ouvrent de grands yeux ahuris quand Tchitchikov leur présente son marché ; certains acceptent d'effectuer la démarche gratuitement, en grands seigneurs ; d'autres subodorent l'arnaque sans en connaître la nature exacte et refusent tout net ; d'autres enfin, s'imaginant la combine de notre aigrefin, veulent le faire casquer un bon prix avant de se délester de leurs cadavres sur le registre.

Bref, Tchitchikov suscite bien des discours, bien des interrogations parmi les hautes sphères rurales : les opinions sont très partagées à son propos. Et durant toute cette partie, Gogol ne fait rien pour nous rendre ses personnages attachants, si bien qu'en ce qui me concerne, j'étais distante de tous, et ça, convenons que ce n'est pas très bon signe pour la bonne appréciation d'un roman. Dit plus concrètement, l'auteur ridiculise ses personnages, les caricature, parfois grossièrement, si bien qu'on n'entre spontanément dans le costume d'aucun.

Sitôt entamée la deuxième partie, changement de ton radical, l'auteur se veut moins drôle, moins caricatural mais, de ce fait, les deux parties ne collent pas trop ensemble. Pour moi, ce fut plus agréable à lire, mais à ce moment là, je me suis mise à ne plus trop comprendre où l'auteur m'emmenait.

Et puis, papillonnant de personnage en personnage, lesquels personnages on abandonne très vite en cours de route, on se dit que Gogol veut nous parler de la Russie en général, peut-être nous en dresser une sorte de portrait à la Dos Passos, mais tout cela est très bizarre, et puis peu à peu vient se greffer une autre dimension, une sorte de message moralisateur chrétien du type : « Hors des routes droites, point de salut ».

En somme, le genre de message qui termine de m'achever quand je ne suis déjà pas tellement enthousiaste face à ma lecture. Cette dernière tendance est véhiculée essentiellement par le personnage du vieil Athanase Vassiliévitch Mourazov qui fait figure de quasi prophète biblique. Très peu pour moi de cette farine…

Bon, ceci étant dit, il n'est pas nécessaire de m'appesantir plus longuement sur le fait que, dans l'ensemble ce roman m'a déplu, que je suis déçue et que je n'en garderai probablement pas un grand souvenir. Il est bon d'aller consulter d'autres avis, parfois très différents du mien, pour savoir si vous souhaitez ou non tenter l'expérience des Âmes mortes car, conservez toujours à l'esprit que ceci n'est que mon avis, qu'il pèse à peu près autant que le poids d'une âme morte, c'est-à-dire, pas grand-chose…
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Tout écrivain porte en lui un livre essentiel , l 'oeuvre où il doit "tout dire ". du jour où il l 'a entrevu , où il a commencé à en prendre conscience ,se pensée ,sa vision du monde et la conception de sa propre vie gravitent autour de ce pôle ; l 'oeuvre devient le symbole de
l'homme , son message .
"Les Ames Mortes "est l 'oeuvre majeure de Gogol ( avec un autre livre :Le Manteau
de quoi s 'agit-il dans "Les Ames Mortes " ? IL s 'agit d un 'escroc ,Pavel Ivanovitch TCHITCHIKOF .Ce dernier a une extraordinaire idée pour faire fortune : il va
racheter des âmes mortes .
Dans l 'ancienne Russie ,les paysans ( les âmes mortes ,comme l 'on disait étaient considérées comme une valeur mobilière : on les vendait ,on les achetait ,et le propriétaire payait un impôt par tête de serf mâle et adulte . le recensement avait
tous les dix ans ,si bien qu 'entre temps il continuait de payer l 'impôt sur tous les serfs décédés de sa propriété .L'idée géniale et magistrale de TCHITCHICOF consistait à racheter en bonne et due forme les âmes mortes depuis le dernier recensement : le propriétaire serait bien heureux de céder un bien fictif et de se libérer d 'un impôt réel et tout le monde y trouvera son compte : rien d 'illégal dans
cette transaction ; et lorsque l 'acquéreur possèderait quelques milliers de serfs , il portait ses contrats à une banque de Moscou ou de St-Pétersbourg et emprunterait sur ces titres une forte somme .IL serait riche et en état d 'acheter des paysans de chair et d 'os !
En conclusion ce livre de Gogol est une satire de la médiocrité humaine et une critique virulente et impitoyable de la Russie tsariste .
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Pour aborder ce très grand classique du patrimoine littéraire russe, je disposais de deux traductions : celle de 1859 d'Ernest Charrière et celle de 2009 de Marc Séménoff (pour Garnier Flammarion). Entre les deux, plus de 300 pages de différence ! Intriguée, j'ai commencé par lire successivement un chapitre de l'une et un chapitre de l'autre. Constat : je ne pensais pas avoir un jour des reproches à adresser à Garnier Flammarion mais c'est un fait, leur traduction des "Âmes mortes" est si terriblement appauvrie, synthétisée et tronquée que j'en ai été choquée. Dès lors, mon parti a été vite pris et je me suis concentrée sur l'édition contemporaine de Gogol.

Pavel Ivanovitch Tchitchikof est un petit escroc, ancien fonctionnaire qui sillonne les contrées provinciales russes pour faire l'acquisition "d'âmes mortes". Avant l'abolition du servage en Russie, une âme désignait un serf mâle et les barines (nobles propriétaires fonciers) payaient l'impôt à l'Empereur sur le nombre d'âmes de leurs domaines. Notre héros Tchitchikof entreprend une tournée des propriétés pour racheter les âmes mortes, c'est-à-dire les moujiks morts entre deux recensements administratifs (qui survenaient environ tous les cinq ans) mais encore inscrits dans les rôles, ceci dans le but secret et obscur de s'enrichir illégalement.

A travers les pérégrinations - ou peut parler d'odyssée ! - de Tchitchikof, c'est un grand tableau social et moral de la Russie de l'époque qui se dresse verste après verste devant le lecteur qui se retrouve plongé jusqu'au cou dans un contexte unique, un voyage dans le temps époustouflant qui, s'il souffre de vraies longueurs, n'en brille pas moins par le génie de son auteur dont l'humour et le don pour la caricature servent à merveille ce qu'il définit lui-même comme un grand poème épique, masquant une très réelle satire sociale et politique.

Difficile de faire bref quand on aborde un tel roman, dont le thème fut inspiré à Gogol par le grand Pouchkine et dont le corps fut livré sans merci aux censeurs. Dans cette oeuvre colossale - dont le second tome fut publié à titre posthume -, le propos de Gogol est de présenter non pas une âme morte mais au contraire une âme bien vivante, celle de la Russie éternelle. Pour avoir voyagé en Russie et y compter plusieurs amis, en ville ou à la campagne, j'ai été frappée tout au long de ma lecture par l'actualité de l'argument et par la justesse des portraits qui sont faits des différents types sociaux qui composent le peuple russe et font l'identité de ce qu'on nomme avec romantisme "l'âme russe".

D'état d'escroc, Tchitchikof va finalement, par ruse et procédés illégaux, se hisser jusqu'aux fonctions les plus élevées et terminera sa carrière en qualité de maréchal de gouvernement - c'est-à-dire maréchal de la noblesse de son district. A ses yeux, la fin justifie les moyens et Gogol le conforte dans cette vue, son dessein d'auteur étant de montrer plus que de dénoncer la corruption éhontée de l'administration, la crasse et l'ignorance de la paysannerie et l'oisiveté des nobles et des nantis.

"Politique, diplomatie, administration intérieure, justice, hommes, choses, défauts, préjugés, vices, abus nombreux, variés, universels, il acceptait, il protégeait, il adorait tout, tout ce qui était en Russie, tout ce qui était russe, parce que c'était russe, parce que cela existait au profit de la noblesse dans son pays, parce que, à travers tout cela, le Russe habile, en dirigeant bien la barque de ses convoitises, pouvait, même sans talents particuliers, sans génie, sans services illustres, arriver à la noblesse, à la fortune, aux honneurs, et rêver même les plus grandes dignités ; et que les vices, les torts, les crimes, les anomalies et les fréquentes contradictions d'un état de choses où tout le monde croit au mal et personne à la loi, avaient à ses yeux leurs bons côtés pour les ambitieux, et, en tout cas, le droit de prescription. Que trente millions de familles, serfs et bourgeois, restassent immolées aux jouissances douteuses, à l'existence de luxe barbare et de fantaisies insensées souvent sauvages, de trois cent mille satrapes, appuyés sur un million de hobereaux corrompus et flanqués de trois ou quatre mille nababs juifs, grecs ou mongols, il n'y voyait pas d'inconvénient pour la patrie." (Chant XX)

Les Russes adorent "Les âmes mortes" malgré tout ce que l'oeuvre dénonce de leur état d'esprit et de leurs manières ; et il n'y a pas à s'étonner de cet engouement car le paradoxe est viscéralement au coeur de "l'âme russe". Avec "Les âmes mortes", on peut dire que si Gogol doit beaucoup à Pouchkine, la Russie doit beaucoup à Gogol.


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Les Ames mortes (1842) est un ouvrage extravagant et inclassable que Gogol commença dans l'allégresse, sur une idée de Pouchkine et qu'il ne finit jamais. Il préféra semble-t-il brûler ses derniers manuscrits et sombra dans la folie.
« Après le Revizor, écrit Gogol, je me décidai à rassembler en un seul tas tout ce que je pouvais connaître alors de mauvais en Russie, toutes les injustices qui se commettent dans les emplois et dans les circonstances où l'on doit exiger de l'homme le maximum de justice, et une fois pour toutes rire à tout cela ».
Après avoir lu les premiers chapitres, Pouchkine s'exclama : « Dieu que notre Russie est triste ! » Mais Gogol n'a jamais eu l'intention d'écrire un livre réaliste :« Je n'ai jamais aspiré à être l'écho de tout et à refléter la réalité telle qu'elle est autour de nous. Je ne peux même pas, maintenant, parler d'autre chose que de ce qui touche de près ma propre âme » Après la mort de Pouchkine qui le bouleversa, Gogol projeta de racheter son héros dans une seconde partie, puis une troisième à la manière de Dante dans sa Divine Comédie. Mais il n'y parviendra pas. Son échec l'anéantira et il jettera le manuscrit de la seconde partie au feu.
Tchitchikov est un personnage mystérieux. Il voyage dans une britchka brinquebalante en compagnie d'un valet qui pue et d'un cocher qui boit. C'est dans la description de ses domestiques et de leurs chevaux que l'on pressent à qui on a à faire. On ne comprend son projet immoral et sacrilège que peu à peu au fil de ses négociations croquignolettes avec de petits propriétaires terriens. On apprend ensuite qu'il rêve d'accéder au confort bourgeois, à un bonheur assez médiocre somme toute. le lecteur est emberlificoté par ce gaillard car il souhaite malgré lui sa réussite. D'abord son escroquerie semble légère à première vue : faire passer des morts pour des vivants afin d'obtenir des subventions. Ce n'est pas un crime bien terrible, il a même un petit côté folklorique. Et puis les propriétaires avec lesquels il négocie les âmes mortes sont pires que lui, bêtes à manger du foin, grotesques, risibles. Un sacré échantillon, pittoresque et universel, magistralement portraituré avec un souci du détail phénoménal. C'est très drôle. En plus le narrateur nous fait part de ses réflexions sarcastiques mais justes à leur sujet. On se dit c'est bien fait pour eux ! Et on rit de bon coeur, âmes égarées que nous sommes, aidés en cela par les apartés de l'auteur qui en rajoute une couche bien garnie. Mais les tractations bizarres de Tchitchikov ont fini par éveiller les soupçons des notables. le gouverneur mène l'instruction. Mais de quoi l'accuser au juste ? La scène est grotesque et absurde. Une âme n'est pas matérielle, il n'a donc rien dérobé. Il a fraudé le fisc, l'Etat mais il n'a causé de tort à personne en particulier. Ils ont été bernés par plus filou qu'eux c'est tout. Et puis pour l'administration, ce ne sont que des listes, rien de réel. Tchitchikov n'éprouvera jamais aucune culpabilité. Au contraire, à la lecture des noms de paysans et d'artisans sur les listes il a imaginé dégouté et joliment inspiré leur vie grossière de poivrots paresseux. le personnage est méprisable, méchant, diabolique. On rit jaune. On a enfin compris que les âmes mortes, c'est eux, c'est lui, c'est nous.
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Drôle de déroulé de lecture que celui de ces Âmes Mortes, réalisée en deux temps, servie par deux supports différents (papier et liseuse), et surtout m'ayant obligé à faire «le grand écart» entre deux des quatre traductions françaises du roman disponibles à ce jour : la plus ancienne, celle d'Ernest Charrière, datant de 1859, et la dernière en date, signée Anne Coldefy-Faucard. (Sans aucune hésitation, je recommanderais au passage, très vivement, la lecture (ou la relecture) du roman dans la traduction remarquable de Mme Coldefy-Faucard, parue en 2005 dans une très belle édition du «Cherche Midi» reprenant les magnifiques illustrations que Chagall avait consacrées au roman en 1925.)

De son vivant, Gogol ne réussira à voir publiée que la première partie de son oeuvre maîtresse, envisagée par l'auteur comme l'aboutissement de son génie littéraire.

Au fur et à mesure de ses longues années d'errements et d'exil volontaire - à la fois extérieur, hors de son pays, en Allemagne et en Italie, mais aussi à l'intérieur de lui-même, par une forme d'exaltation religieuse de plus en plus envahissante - Gogol finirait par vouloir conférer à son roman un caractère grandiose d'épopée homérique dédiée à « l'homme russe » et à «l'âme russe», en trois parties, inspirées de la composition de la Divine Comédie (Enfer-Purgatoire-Paradis).

Alors même que, dans le but surtout de pouvoir contourner la censure très stricte exercée par Pétersbourg, l'auteur avait voulu sous-titrer «Poème» le premier volume publié, essayant à ce moment-là de faire passer pour une allégorie fictive la critique féroce de la société russe et de l'asservissement de la grande majorité du peuple russe que ce dernier comportait, Les Âmes Mortes ressemblant donc, au départ, davantage une farce picaresque calquée sur la réalité du pays, le roman serait néanmoins inlassablement retravaillé et redimensionné par Gogol pour s'achever (« s'inachever » plutôt..!) transformé en un projet mirifique de rhapsodie célébrant un «homme russe» réhabilité et amélioré...

La première partie, l'unique que l'on peut considérer comme ayant été véritablement validée à un moment donné par Gogol, «achevée» indiscutablement par l'auteur, de son âme vivante (en tout cas la moins inachevée possible : roman terminé...roman interminable!!), sera de mon côté, dans l'après-coup de cette lecture quelque peu aventureuse pour moi, la seule que je prends en compte pour décerner ici mes modestes cinq étoiles.
La seule à mon avis où l'on retrouve un Gogol toujours en pleine possession de son talent immense de conteur, maître absolu d'une narration fluide, très agréable à lire, d'un style et d'une technique perlés qui feront date et grâce auxquels le récit se maintient dans un équilibre subtil, dosé parfaitement entre immersion et distanciation critique, le lecteur et son jugement étant régulièrement sollicités et mis à contribution lors des nombreuses et délicieuses digressions qui ponctuent le roman; où l'on retrouve le portraitiste hors pair, ébauchant en quelques touches aussi synthétiques qu'enjouées, des personnages qui s'animent immédiatement devant nos yeux du lecteur, sans jamais déposséder ces derniers de leur caractère humain (personnages qui ne nous sont d'ailleurs la plupart du temps ni complètement sympathiques, ni tout à fait antipathiques ) ou les réduire à de simples caricatures des multiples travers de «l'âme russe » dont l'ouvrage rend un condensé anthologique et à ce jour inégalé; un Gogol dont le goût pour l'ironie, le comique et l'incongru reste intact et n'enlève rien à la pertinence subjacente au propos ou à la finesse de l'analyse critique de la société de son temps.

Et tant pis si à la fin de cette première partie, on quitte notre anti-héros, le retors et roué (mais pas tant que ça finalement !), et très attachant aussi, Tchitchikof, escroc par nécessité de s'élever socialement, chevalier cependant dans son âme, au milieu de la route, avançant sans destination précise dans sa britchka brinquebalante à travers une Russie elle aussi en déshérence, peuplée de fonctionnaires véreux, de nobles désoeuvrés et petits hobereaux exploitant jusqu'à la corde une masse anonyme de serfs - une société de castes féodale, injuste et arriérée, imbue malgré tout de la légitimité de ses valeurs traditionnelles, brandies fièrement face à l'imminence d'un danger qu'elle impute essentiellement à la concupiscence d'une Europe aux portes de l'Empire (le souvenir de Napoléon est encore tout frais dans les esprits !).

Car la lecture de la deuxième partie, pour laquelle je devrais faire appel à la traduction d'Ernest Charrière (celle d'Anne Coldefy-Faucard s'étant prudemment limitée à la première partie) serait en comparaison une immense déception : un collage de chapitres peinant à faire corps, ne serait-ce que du point de vue du style, un récit en perdition, par moments très maladroit, expéditif et, nonobstant le rafistolage décomplexé et les greffes sauvages appliquées par les bons soins de notre Monsieur Charrière, abscons quelquefois et incohérent.

Mis à part l'intérêt que je reconnaitrais volontiers à ces fragments et chapitres inachevés en termes d'étude et d'analyse critique de l'oeuvre de Gogol, je dois avouer que j'ai vu mon intérêt personnel et mon plaisir de lecteur se corroder sensiblement au fur et à mesure, jusqu'à pratiquement disparaître vers la fin de cette deuxième partie. Mis à part, enfin, le fait que l'on retrouve à quelques passages, momentanément, le Gogol de la première partie, la plume perd souvent et très sensiblement son acuité, la précision du trait et sa luminosité, envahie de plus en plus par une sorte de grisaille morale et édifiante, se terminant (en tout cas dans l'édition plus ou moins trafiquée que j'ai lu) par un enchaînement invraisemblable de B.A. et un simulacre de happy-end franchement imbuvable!

L'ambition obsédante de créer une oeuvre totale, révélant symboliquement à l'homme russe l'enfer auquel le conduirait inévitablement les bassesses d'une âme pervertie, ainsi que les épreuves à traverser afin de s'élever, moralement et spirituellement, individuellement et collectivement, pour conforter la grande Russie dans la place importante qu'elle devrait jouer dans le concert moderne des grandes nations du monde, aurait-elle condamné un Gogol désormais en perte de vitesse, devenu mystique, emphatique et tourmenté, à être lui-même rattrapé par quelques-uns des principaux travers de l'âme russe dont son oeuvre n'avait pourtant cessé de vouloir prendre de la distance par le passé ?
Condamné dorénavant à écrire et à réécrire, à perte, différentes versions de son «chef-d'oeuvre», y compris des passages entiers de la première partie publiée (qui ne seront d'ailleurs pas tous forcément insérés dans les éditions et/ou traductions en langue étrangère postérieures ), avant de terminer, à deux reprises au cours des dix dernières années de sa vie, la deuxième juste avant de décéder prématurément, épuisé physiquement et moralement, à l'âge de 42 ans, par brûler pratiquement la totalité de ses cahiers et notes personnelles consacrées à son projet mirifique.!!

Ô Russie, tes fils seraient tous condamnés à être «des locataires d'une maison en feu» ?

Après sa mort, des notes et de fragments ayant miraculeusement échappé au dernier autodafé perpétré par Gogol seraient retrouvés, mis côte à côte, des chapitres et paragraphes, la plupart du temps incomplets, fragmentaires, assemblés.
Il semblerait d'ailleurs qu'un nombre important de manuscrits auraient circulé à l'époque parmi le public, quelquefois raccommodés afin d'être publiés par des revues. L'on peut alors légitimement s'interroger si, de ce fait, quelques rajouts et autres raccords entre chapitres n'auraient échappé à la vigilance du réputé pourtant scrupuleux premier éditeur russe ayant réuni en un seul texte «complet» les deux parties du roman, M. Trouchkovski. D'autre part, en 1857, un autre auteur, Vastchenko Zakhartchenko, publierait un livre intitulé “Continuation et Conclusion des Âmes Mortes”, apportant une pierre supplémentaire à l'édifice factice qu'on avait commencé à élever à l'oeuvre, tout à fait à rebours, hélas, des dernières volontés de Gogol...

Et puis, il y a aura, bien sûr, les versions en langue étrangère qui s'en suivraient assez rapidement, à une époque où le principe de la plus grande fidélité possible au texte original était encore loin de constituer une règle sacrée en matière de traduction, ce qui donna probablement l'occasion à toute une série d'éventuelles retouches plus ou moins importantes aux fragments originaux assemblés pour la deuxième partie du roman, à l'instar de notre désinvolte Ernest Charrière, qui ne se gêne aucunement, dans l'une de ses nombreuses et éclairantes notes de bas de page à sa traduction française de 1859 (note 140) de reconnaître, par exemple, qu'un fragment étant fort abrégé, «le caractère et les sentiments de Mouzarof [un des personnages clés de la deuxième partie] nous ont paru mériter ici quelques développements»(!!!).

Si tout ce que je viens d'évoquer est certes aussi sujet à caution, issu en grande partie de ma curiosité dilettante éveillée par une expérience particulière de lecteur, en définitive je ne peux que sourire à l'idée d'avoir en quelque sorte vécu, mutatis mutandis, une expérience de lecture en miroir avec l'histoire accidentée et confuse d'un des plus grands classiques intemporels de la littérature russe !

Lecture que je finirais, d'ailleurs, ironie des choses, en me disant, alors que j'éteignais dépité ma liseuse : «Voilà, tu as réussi à faire comme Tchitchikof. Pour seulement 1,99 €, tu as acheté à Kobo(vitch) l'âme morte de Gogol

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Citations et extraits (179) Voir plus Ajouter une citation
« Que le diable emporte les bals et les inventeurs de ce sot divertissement ! maugréait-il. Il y a vraiment sujet de se réjouir : les récoltes sont mauvaises ; la vie renchérit ; et pourtant nos gens ne songent qu'à se trémousser, à faire parade de leurs atours ! Une de ces péronnelles en avait pour mille roubles sur le dos ; la belle affaire ! Qui paye tout cela ? Les redevances, ou qui pis est, le mari… au détriment de sa conscience. Car pourquoi prenons-nous les pots-de-vin, sinon pour donner à nos femmes des châles, des paniers et autres fanfreluches dont j'ignore le nom ? Pour qu'une chipie quelconque n'aille pas dire que la directrice des postes était mieux habillée que notre chère épouse, nous lâchons tout de suite un millier de roubles ! On vante les bals, leur gaieté ; quelle erreur ! Cette absurde invention ne convient ni à l'esprit ni au tempérament russes. Eh quoi ! Un homme adulte n'a pas honte de se faire voir tout de noir habillé, étriqué comme un diable, et de gigoter. D'aucuns même, tout en sautillant comme bouquetins, ne craignent pas de parler de choses graves… Singeries que tout cela ! Parce qu'à quarante ans, les Français sont aussi enfants qu'ils l'étaient à quinze, il faut que nous les imitions ! Franchement, après chaque bal, je crois avoir commis un péché, et j'ai hâte de l'oublier. J'en sors la tête vide comme après un entretien avec un homme du monde : le disert personnage effleure tous les sujets, étale des bribes de lectures, vous éblouit de sa faconde ; mais vous ne retirez aucun profit de ses phrases et vous vous apercevez bientôt que la moindre conversation avec un homme de négoce, qui ne connaît que son affaire, mais la connaît à fond, vaut cent fois mieux que toutes ces fariboles… Franchement, que peut-on tirer d'un bal ? »

Première partie, chapitre VIII.
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Un autre sort attend l'écrivain qui ose remuer l'horrible vase des bassesses où s'enlise notre vie, plonger dans l'abîme des natures froides, mesquines, vulgaires – que nous rencontrons à chaque pas au cours de notre pèlerinage terrestre, parfois si pénible, si amer, - et d'un burin impitoyable met en relief ce que nos yeux indifférents se refusent à voir ! Il ne connaîtra pas les applaudissements populaires, les larmes de reconnaissance, les élans d'un enthousiasme unanime ; il ne suscitera nulle passion héroïque dans les coeurs de seize ans, ne subira pas la fascination de ses propres accents ; il n'évitera pas enfin le jugement de ses hypocrites et insensibles contemporains, qui traiteront ses chers créations d'écrits misérables et extravagants, qui lui attribueront les vices de ses héros, lui dénieront tout cœur, toute âme et la flamme divine du talent. Car les contemporains se refusent à admettre que les verres destinés à scruter les mouvements d'insectes imperceptibles valent ceux qui permettent d'observer le soleil ; ils nient qu'une grande puissance de pénétration soit nécessaire pour illuminer un tableau emprunté à la vie abjecte et le hausser à la beauté d'un joyau de création ; ils nient qu'un puissant éclat de rire vaille un beau mouvement lyrique et qu'un abîme le sépare de la grimace des historions ! Niant tout cela, les détracteurs tourneront en dérision les mérites de l'écrivain inconnu ; nulle voix ne répondra à la sienne : il demeurera isolé au beau milieu du chemin. Austère est sa carrière, amère sa solitude.
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Sans doute Nozdref était un hâbleur et un affronteur ; personne n’ignorait que de sa bouche il ne pouvait guère sortir que des rafales de choses impertinentes et folles ; mais un homme, un homme quelconque, énonçant, n’importe en quel état, une idée nouvelle, ne manquera jamais de l’inoculer à un autre homme qui en sera fortement saisi, lors même qu’en la rapportant à son voisin, il aura employé cette précaution oratoire : "Voyez un peu quelles bêtises on colporte !…"
Et le voisin y sera pris de même manière, bien qu’il dise : "Oui, oui, ce sont des bourdes, et on ne s’arrête pas à de tels propos." Il s’arrête si peu, quant à lui, qu’il court à l’instant conter la chose à son compère et à une bonne dame qui se trouve là par hasard, et le trio de s’écrier : "Des folies, des folies ! ce n’est pas à nous qu’on fera croire…" Et le trio se sépare pour aller communiquer la nouveauté absurde, sans songer qu’elle a déjà fait bien du chemin avec sa formule obligée : "Je vous demande un peu quelle bêtise !" L’idée nouvelle fait ainsi deux ou trois fois le tour de la ville, des faubourgs et de la banlieue, quoique indigne d’aucune attention et ne méritant nullement qu’on en daigne parler aux gens de bon sens.
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Et la bonne éducation est donnée, comme on sait, dans des pensionnats. Et dans les pensionnats, comme on sait, il est enseigné qu’il y a trois choses qui constituent la base des vertus humaines : le français, indispensable au bonheur de la vie de famille ; le piano, pour charmer les moments de loisir du mari ; et enfin, la partie du ménage proprement dit, qui consiste à tricoter des bourses et à préparer de jolies petites surprises. Pourtant il y a des raffinements, des perfectionnements dans les méthodes, surtout dans ces derniers temps ; tout ceci dépend de l’esprit et des moyens de la maîtresse de pension. Il est d’autres pensions où c’est la musique qui est en avant, puis le français et enfin la partie du ménage. Et quelquefois il arrive que, dans le programme, la première chose est la science du ménage, ou les ouvrages de mains pour surprises, puis le français et enfin la musique. Il y a méthodes et méthodes, programmes et programmes.
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Je ne ferai pas de difficulté de dire, que si nous sommes en quelques choses encore en arrière des étrangers, nous les avons de beaucoup distancés dans les manières ; nos manières d'être avec des différents individus ont des nuances et des finesses à l'infini. Le Français ou l'Allemand a vingt ans d'études à faire, avant que de saisir et comprendre toutes les particularités, les distinctions de nos manières. Ces originaux-là parleront avec un millionaire et avec un commis d'un débit de tabac presque exactement de la même voix et dans les mêmes termes, bien que, au fond du coeur ils se sentent forts petits devant l'homme de finance. Chez nous, ce n'est pas cela, et cela va plus loin ; chez nous on voit des sages qui savent, devant un seigneur de deux cents âmes parler tout autrement que devant un seigneur de trois cents âmes et avec celui de trois cents âmes, bien autrement qu'avec ceux de cinq cents ...
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Moscou : Rencontrez 10 artistes, visitez 100 lieux. Découvrez une ville différemment.
Préfaces : Irina Prokhorova, éditrice - Olga Sviblova, conservatrice.
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Pour en savoir plus : http://ateliershenrydougier.com/moscou.html Lire un extrait : https://fr.calameo.com/books/005553960838d5c676209 A commander en ligne : https://www.interforum.fr/Affiliations/accueil.do?refLivre=9791031204802&refEditeur=155&type=P
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Dans la datcha de Gogol

Que l'on m'apporte mon ..........?............. Les soirées sont fraîches à Saint Petersbourg, et voyez- vous... d’ailleurs... selon moi... je le crois encore bon... sauf un peu de poussière... Eh ! sans doute il a l’air un peu vieux... mais il est encore tout neuf... seulement un peu de frottement... là dans le dos...

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